Quitte ou double
(écrit le 19 octobre 2004)


" Quitte ou double " : c'est ce qui m'attend maintenant.
" Double " : les faits enfin reconnus, avec leurs conséquences sur moi. Mon père confondu, montré sous le feu des projecteurs : tu as fait ça, et ça, et ça, et voilà regarde ce que tes actes ont fait à ta fille, connard. Tu ne pourras plus la regarder, en manif', d'un sourire mesquin, ce sourire mesquin de l'impunité dont tu as joui jusqu'à maintenant.
Comme en mai 2003, ma parole écoutée te fera fuir, disparaître. Arrière, bas les pattes !

Mai 2003 assemblée générale d'un collectif sur les retraites.
Mon père est là, dans la salle, et moi aussi. Ce collectif, j'ai participé à le fonder. Mais lors d'une manif, j'ai tendu un tract et n'ai vu le visage que trop tard. Le visage de mon père. Mon père qui prend le tract, sourire aux lèvres, avant que je n'aie le temps de le lui retirer, lui arracher, des mains. Connard.
J'ai perdu mon vélo. La tête vide. J'ai oublié où je l'ai garé. Bon sang, juste pour un tract que je n'ai pu l'empêcher d'emporter, un tract qu'il m'a pris malgré moi. Il me faudra fouiller toute la rue méthodiquement avant de pouvoir le retrouver…juste là, pas loin. Là où je l'avais mis, là où ma tête vidée de sa substance ne savait plus qu'il était. Mon vélo.
Ce connard, comme moi, est à la CGT, aussi vrai qu'on est toujours l'enfant de ses parents, quelque part, eh bien moi aussi j'ai atterri, au bout d'un long parcours militant, à la CGT.
Fatalement…
Et je n'ai pas l'intention de lui céder la place. Ni dans mon syndicat, ni dans ce collectif sur les retraites.
Je serre les dents et ne tiens pas compte de sa présence silencieuse dans la salle. Péter le scandale me retomberait dessus, forcément. Et quoi faire d'autre pour qu'il parte ? Attendre que ça passe, attendre la fin de sa présence. Son bon vouloir…
Je prends la parole parce que j'ai quelque chose à dire sur le point discuté présentement. On ne m'écoute pas, ma voix n'arrive pas à faire le silence autour, cela faisait quelques temps que ça ne m'était pas arrivé. Mais le président de séance, avec conviction, ordonne : " on écoute Mickaëlle ! ".
J'expose mon point de vue, écoutée de tou(te)s, dans le silence.
Et, quand j'ai fini, mon père est parti. A disparu. Pourtant, il était présent, quand j'ai commencé à parler…
Ma parole, écoutée, le fait donc fuir.

Oui, comme en mai 2003, je veux que ma parole écoutée le fasse partir. Définitivement. Régler ses affaires en lui et non sur moi. Comme cela aurait toujours du être. Affronter à son tour ses vieux démons, au lieu de me les infliger, de me les transmettre.

" Quitte " : la Justice impossible. Les faits prescrits, la preuve au civil trop dure à faire. Un non lieu. Un non lieu qui lui garantit l'impunité, à tout jamais, pour ses crimes commis en silence et sans témoins. Ses crimes lâches et sales. Ses crimes qu'il nie : c'est si facile !
Un non lieu qui signifie à quel point cette société ne veut décidément pas m'aider. Cette société qui fait des campagnes pour inciter les enfants à parler, dans ces cas là. Mais comment reçoit-elle leur parole ?
C'est une ordalie qui commence alors, pour l'enfant ou pour l'adulte qui parle.
" Ordalie " : le jugement de Dieu. Si ta parole est intacte après l'épreuve, c'est peut-être que tu dis vrai.
Peut-être…
Mais il faut pour cela affronter. Les questions humiliantes. Les procédures compliquées et longues qui te ramènent toujours à la même case, finalement : " prescrit ", donc classé sans suite.
Sans suite, mais pas pour moi, que cette impunité travaille. Pour moi, qui ressens combien cette société je la gène, ou la laisse indifférente : elle ne veut pas m'aider, me rendre la possibilité de vivre au grand jour. Il ne s'est rien passé d'important, de grave. Et je suis en fraude, et lui vit au grand jour, en toute impunité. Et cette idée, que j'ai en tête ce soir, me mène à la chose suivante : cette vie ne vaut pas la peine d'être vécue. Inéluctablement, je meure de son absolution par le système.
Et quitte à choisir ma mort je ne me trancherai pas les veines : trop douloureux. C'aurait été lui donner raison, me faire souffrir. Je veux une mort douce pour finir ces souffrances. Je refuse ces souffrances. Je refuse la perpétuité à laquelle la société me condamne en refusant de rendre justice.
Je ne peux rien faire face à cette fatalité : ce n'est pas MON idée. Le suicide n'est pas MON idée. C'est une évidence qui s'impose à moi. Qui tente de s'imposer à moi. Contre laquelle je lutte, mais si la société ne veut pas mettre la lumière sur ce qui me ronge, sur quoi pourrai-je m'appuyer pour gagner ?
" Quitte ou double ", et je perds : quitte. Quitte le jeu. Quitte la vie.
Le suicide peut être une solution. De dernier recours.
Une solution que j'envisage, ce soir, une fois de plus, mais plus sereinement, trop sereinement, pour le cas où cette grisaille, ce désespoir, ne puisse m'être enlevé par le jour fait sur les actes de mon père. Par la Justice rendue qui ne ferait pas de miracle pour moi, mais me donnerait une force sans doute décisive contre ce qui me ronge.

Début 2005.

Eh bien non. Chemin de traverse.
Je mettrai donc moi-même la lumière sur ces faits, sur ces actes, sur leurs conséquences. Ce ne sera ni quitte, ni double, finalement. Ce sera ce petit sentier quelque part entre les deux.
Ce sera partout dans les magasins, en vente.
Ce sera un livre. Je m'y tiens, je m'y accroche, je m'y raccroche. Comme à ma seule alternative.
Mais ce sera un livre, tant pis, qui parlera aussi du système judiciaire, de ses keufs trop fier(e)s, de ses avocat(e)s tordu(e)s, des lois injustes. Oui, tant pis, tant pis si un jour ce livre passe devant un tribunal et que ces propos constituent une circonstance aggravante : Messieurs et Mesdames les juges, rappelez-vous alors que la vérité, si elle fait mal à entendre, fait aussi mal à dire, et, surtout, mal à vivre.

 

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