Ce texte est un extrait, modifié, d'un projet de livre que j'avais eu il y a quelques années déjà, et qui n'avait pas été bien loin. Ce livre-là devait s'intituler " le désespoir ", c'était la seule chose qui était certaine dans mon projet de l'époque.

Le soir du désespoir.
(ré-écrit le 20 mars 2005)

C'est un soir.
Le désespoir est entré dans ma vie, cette fois par la grande porte. La porte principale. Avec le tapis rouge déroulé devant pour l'accueillir, pour bien lui montrer le chemin. Au cas où il se serait perdu…
Un soir de fin 1981, ou début 1982. Bien sûr.
Un soir de mon année de CP. Cette année où l'on commit l'erreur. L'erreur de m'apprendre à lire…
Oui, l'erreur mortelle. L'erreur qui sépare.
A jamais.

D'habitude, le soir, mes parents, mon père ou ma mère, prenaient un livre, et me racontaient une histoire. Souvent, ils mettaient plusieurs soirs à m'en raconter une en entier, et j'attendais la suite avec une impatience un peu pénible pour moi, tant il est dur de devoir attendre le lendemain pour avoir la fin…
Et je me souviens, quand je rouvre ces vieux livres aujourd'hui, de qui m'a raconté l'histoire : " les trois boucs bourrus ", mon père, " le couvre pied en patchwork ", plutôt ma mère, " le bonhomme de pain d'épice ", mon père, l'histoire de Perséphone, ma mère, " la petite chenille qui faisait des trous ", mon père.
Chacun(e) choisissait, ainsi, les siennes, celles qu'il aimait bien raconter.

Le couvre-pied en patchwork, que la grand-mère d'un petit garçon prénommé Nils tisse, quelque part dans le grand nord, là où la neige tombe trois cent jours par an. Un couvre-pied tissé de magie. Une magie protectrice qui fait faire des rêves merveilleux toutes les nuits à celui qui dormira dessous.
Un couvre-pied tissé d'étoiles de toutes les couleurs. Un couvre-pied qui serait " le plus grand, le plus chatoyant, le plus chaud et le plus beau de tout le grand nord, peut-être même du monde entier ". Un couvre-pied à qui il arrive quelques péripéties, alors qu'il ne lui manque qu'une dernière étoile pour être fini. Mais qui finira bien, finalement, sur le lit du petit Nils, intact et terminé. Et chatoyant.

Le bonhomme de pain d'épice, qui se laisse apprivoiser par un renard, la seule créature à lui dire : " mais je ne veux pas te manger "…renard qui lui fait traverser une rivière pour échapper à tou(te)s ses poursuivant(te)s…et lui conseille, petit à petit, de monter sur sa tête, puis sur son museau, pour ne pas être mouillé, puis…hop ! ouvre grand sa gueule et le happe au vol. Comme cela lui allait bien, à mon père, de raconter cela.
C'est exactement ce qu'il m'a fait, dans le fond…

Mais je ne vais pas vous raconter toutes ces histoires.
Je vais vous raconter juste une histoire.
L'histoire d'un soir. D'un soir de désespoir.
D'un soir d'abandon.

Ce soir-là, avant de me coucher, comme d'habitude, je demande à mes parents mon histoire.
Mais l'on me répond que maintenant, je sais lire. Que papa " n'a pas le temps ". Que maman " n'a pas envie ". Et l'on me tend le livre.
Puis l'on me laisse seule avec.

Maintenant, je sais lire. Maintenant, puisque je sais lire, je suis seule. Maintenant, mes parents n'ont plus le temps, plus l'envie de s'occuper de moi le soir.
Maintenant, je regarde le livre, au bord des larmes. Mais non, il n'y a même pas de larmes. Cette douleur est indicible. Même avec de simples larmes. Elle est rentrée. En moi.
A jamais. On ne peut l'enlever. Gravée. Elle est gravée.

Maintenant, je lis le livre, la rage aux dents. Et je décide de lire l'histoire en entier, pour compenser.
Je n'oublierai jamais cette nuit, qui fut la première. La première de ces nuits. De solitude. De lutte. Pour que ça continue. Pour y croire, malgré tout.
Aux histoires que les grand(e)s racontent pour endormir les petit(e)s.
Et je lis, je lis, je lis, puisque je sais lire, je lis cette histoire, je lis mon histoire. Mon histoire du soir. Seule. Jusqu'au bout.
Et, au bout d'un certain temps, mon père entre dans ma chambre. Il prend une horloge en papier que l'on utilise pour apprendre l'heure aux enfants, une horloge qui est mon horloge en papier pour m'apprendre l'heure. Et il me dit : " tu sais quelle heure il est ? ". Je le regarde " Non. Pourquoi ? ".
Il positionne la grande et la petite aiguille sur le 12 : minuit. Minuit, l'heure magique. L'heure des grand(e)s, l'heure du milieu de la nuit, l'heure à laquelle je sais que je suis normalement endormie depuis longtemps, si longtemps.
Je ne croyais pas qu'il était si tard, que j'avais mis si longtemps à lire cette histoire.

Mon père positionne la grande et la petite aiguille sur le 12 : minuit. Et repart en me disant de dormir.

N'ayant pas tout à fait terminé mon histoire, je la continue. Jusqu'à la dernière page.
Minuit, c'est l'heure où mon père est allé se coucher, après avoir sans doute regardé des films " carré blanc ". Les films " carré blanc ", c'est plus important que les histoires.

L'horloge en papier indique toujours minuit. Elle indiquera toujours minuit. Et moi, j'ai dépassé minuit. Je suis si loin de minuit. J'éteins. Je m'endors.
La dernière. La plus triste.

Et un grand patchwork chatoyant se détisse, quelque part, dans un monde parallèle. Se désagrège, peu à peu. Etoile par étoile, fil par fil.
La magie qui tisse est morte. Il ne reste que des bouts de tissus par terre. Inanimés. Des bouts de tissus ternes, chacun dans leur coin, que personne ne peut plus rassembler.
Qu'un enfant de CP ne peut rassembler.
Qu'un enfant de CP regarde, avec même pas les larmes aux yeux.
Avec même pas les larmes aux yeux…

J'ai longtemps lu, au cœur de la nuit. C'était ma vie. C'était vraiment ma vie. La nuit. Je n'ai arrêté qu'au lycée. Et les livres sont restés, pour moi. A la fois objets que je dévorais jusqu'au bout, chaque soir d'un coup : finir l'histoire, quelle que soit sa longueur, vaille que vaille, coûte que coûte.
Et objets tristes, objets qui rappellent à un sentiment. Insupportable. De solitude.
Oui, depuis, les livres sont ainsi, tour à tour, selon les jours : des objets précieux, si précieux, ou des objets terribles, si terribles par la charge qu'ils renferment. La charge de solitude déprimante. Déprimante, le mot n'est rien. Une solitude qui donne envie de mourir. Qu'il faut rejeter, pour continuer à vivre, serait plus précis.

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