La Torpeur.
(écrit le 9
octobre 2004)
Je veux parler de la torpeur. Dans son sens originel. Celle que j’ai vécu. Celle dans laquelle tu m’as plongée, papa. Cet état de peur absolu. Cette paralysie proche de la mort.
La torpeur. Oui, mais dans son sens originel : « torpere », engourdir. Engourdir, le mot est faible. Voici la réalité, telle que la décrit Sandor Ferenczi en 1932 dans un texte fondamental intitulé « confusion de langues entre les adultes et l’enfant. Le langage de la tendresse et de la passion » :
Mais ces mots ne sont rien encore, face à la réalité sur-vécue. Cette compréhension intellectuelle n’est rien, face au ressenti. Moi, aujourd’hui, je veux vous communiquer ce ressenti. Cette réalité à laquelle je ne peux croire sans avoir l’impression de mourir.
La réalité de ce que mon père m’a fait durant
plusieurs années de mon enfance.
Car la question n’est pas de savoir si le sexe qui était devant moi était « dur ou mou », comme me le demandait Madame Lunère, la policière qui m’a interrogée en août 2002 et n’a jamais questionné mon père sur ses actes, ses actes que tour à tour il nie, ou dont il nie la gravité, les conséquences, dans le huis clos de ma famille, auquel me condamne la Justice en estimant les faits « trop vieux » pour être jugés.
Les conséquences, les voilà. Maintenant.
La question est de savoir que ce sexe était là et ce qu’il avait de terrorisant, quel que soit son état.
Cette chose énorme et difforme, impossible, impensable, devant moi. Aujourd’hui je me concentre sur le souvenir flou et la peur monte, et mon cœur bat, il faut que je rompe cette concentration si je ne veux pas retrouver la Torpeur, cette Torpeur qui fait battre mon cœur si vite que je vais en mourir, cette Torpeur qui paralyse ma volonté, mes muscles, m’empêche d’agir, de réagir, je ne peux rien faire. Qu’obéir. Attendre que ça passe. Attendre qu’il passe. Et je trépasse.
Une gamine est morte de peur. Cette gamine est en moi, ce souvenir remonte, parfois. M’envahit. Me tue à nouveau.
Exemples.
1995. Rupture d’amnésie. Première rupture d'amnésie : crises d’angoisse.
A l’automne, au milieu des feuilles mortes. Aller le dimanche cueillir des marrons, avec mes parents et ma sœur. Automne sombre. Comme un autre automne, plus vieux, dont j’ai retrouvé aujourd’hui la date : l’automne 1981, l’automne de mon abandon, l’automne où j’ai vu ma mère pleurer, sombrer dans le désespoir, sombrer dans son passé. Ce passé qu’elle m’a transmis en le reproduisant autour de moi.
Je parlerai de cet automne une autre fois.
Comme il y a tant d’années, une personne se sent mal dans les Monts du Lyonnais, au milieu des feuilles mortes. Une personne se sent mourir. Son cœur lui fait mal. Elle ne le sent plus battre. Et puis comme une bouffée, la panique la rend à la vie, tremblante, le cœur battant à tout rompre, battant au moins. Moins vite, moins vite, tu ne vas plus pouvoir tenir le rythme, cœur. Calme toi, calme toi. Pas trop non plus. Bon sang cette terreur.
Ma mère me dit qu’il s’agit d’une crise d’angoisse, qu’elle en a beaucoup fait jadis.
Oui, la petite fille en moi se souvient, et c’est pour cela qu’elle n’aime pas les Monts du Lyonnais l’automne, au milieu des sinistres feuilles mortes. Cet automne là, autre chose est mort…en 1981.
Mais moi je ne me souviens pas, j’ai juste senti
l’ambiance, en cet automne 1995, avec les bruits des balles des chasseurs au
loin, cette ambiance que je trouve mauvaise, que je n’aime pas, mais je ne
sais pas, je ne sais plus pourquoi.
Je hais l’automne, qui est aussi la saison de ma
naissance…
Je passe plusieurs jours à me remettre de cette « crise
d’angoisse ». Courbatures, épuisement physique. C’était dimanche
quand elle est survenue. Mes parents ne voulaient pas appeler de médecin :
« trop cher le dimanche » disait mon père, « inutile, c’est
une crise d’angoisse », disait ma mère. Mon insistance les forcera à
appeler sos médecins quand même, et à payer ce médecin. Médecin qui me
donne des pilules phytothérapiques, et me dit qu’il faudrait peut être
« voir d’où cela vient ».
A l’approche du week-end suivant, à peine remise, je sens à nouveau cette douleur en haut à gauche de ma poitrine. Si je retourne chez mes parents ce week-end, cela va recommencer, je le sens. Et je suis obligée de le faire si je veux mon chèque pour la semaine, pour payer ma nourriture. Le chèque que j’extirpe à mon père tous les week-end. Mon père qui n’a « pas d’argent » pour moi.
L’angoisse qui monte me force à sauver ma vie aux dépens de ma survie matérielle…je vais me réfugier à la librairie tenue par mon groupuscule politique, dont j’ai les clefs, pour ne pas être là quand mon père viendra me chercher chez moi comme tous les week-end. Et de là je téléphone à mon ancienne prof de philo pour lui parler.
L’angoisse me force à parler. Je suis acculée. Je parle aussi à Anita de cette angoisse, Anita qui a tellement peur qu’elle en parle à tout notre groupuscule politique pour atténuer le choc pour elle. Anita qui me propose le psy de son père, et de payer le complément non remboursé par la sécu pour moi. Aide salutaire.
Je n’ai pas pris les pilules de phytothérapie, j’ai oublié de le faire. Et puis je pense que de petites pilules ne peuvent rien contre ce qui me ravage, ne sont pas à la hauteur du problème. Des comprimés contre un raz de marée, c’est risible…
L’idée du suicide germe en moi : suicide ou parole, l’alternative prend jour. Je n’en suis pas encore consciente.
Le psy me dit que le suicide « peut être une solution », constate, devant mon oubli de prendre les pilules, ces pilules de l’oubli : « peut-être n’avez-vous pas envie de les prendre ». Me dit que les médicaments « peuvent être une solution ». Me laisse implicitement le choix. Mais je suis acculée à ce choix, et le fais : remonter le fil, le fil de ces cauchemars qui reviennent, que je lui explique.
Des cauchemars ? Je lui décris mes crises d’angoisse, cette impression de mourir. « Mais ce n’est pas une impression, c’est REEL » me dit-il. Réel ? Réel ? Non ! Je ne veux pas !
Si c’est REEL, c’est que je risque réellement de
mourir. Ca me fait peur. Et il faut affronter cette peur, vivre avec, y
survivre, j’y suis acculée. Je n’ai pas le choix, comme mon père ne
m’avait pas laissé le choix enfant.
7 janvier 1996. Nuit de cauchemar. Rupture d’amnésie. Deuxième rupture d’amnésie : la Torpeur cauchemardesque.
Je cite mes notes de l’époque : « La nuit dernière, j’ai dormi entre 3 et 4 heures. Cette nuit, je me couche à 9h du soir. Je me réveille spontanément à 3h du matin. Impossible de me rendormir. En plus, je suis barbouillée à nouveau. Je bois du jus de pomme. Rien.
Des formes plutôt sombres et indécises, floues, semblent errer dans ma tête et disent : « Attention, nous sommes là ».
Finalement, à 5h du matin, je bois une infusion.
5h30. Je commence à ronfler fort en m’endormant, et cela me réveille. Comme si « tout » s’opposait à ce que je dorme.
5h45. C’est parti pour le Cauchemar.
Je rends visite à Anita, et elle me propose de passer une nuit chez elle. (blanc). La nuit, je dors. Et je rêve : je/nous sommes avec d’autres enfants et nous courons pour nous amuser (car c’est un jeu) sur des espèces de marches d’escalier végétales qui montent et descendent.
Mais moi, j’ai les jambes lourdes, de plus en plus lourdes. Si lourdes à lever que ça en devient impossible. Comparable, effectivement, à une transformation galopante en statue de pierre (cf le mythe de Cerbère). C’est un supplice de ne pouvoir voler et sauter de marche en marche, comme les autres : je suis condamnée à rester sur place. Je me réveille, tétanisée. Anita est en train de manger des cacahuètes et m’invite à discuter. La journée passe un peu, et au lieu de déjeuner, je mange des cacahuètes dans ma chambre chez elle pendant qu’elle déjeune dans la cuisine.
Je me sens assez mal dans ma tête. Nous allons recommencer
à parler ensemble quand je me souviens tout à coup qu’il faut que je note ce
rêve. (…) Je prends mon cahier et l’ouvre. Elle regarde en même temps que
moi et voit tout (…). C’est très désagréable qu’elle voie tout ça,
mais impossible de l’en détacher : elle est là. (blanc).
Le visage du Diable, son vrai visage : il rit de tout
cela, depuis longtemps, sadique au possible. Un grand rire, sadique et tout
puissant, fier de faire souffrir et de s’attaquer à moi, qui ne peux rien
contre sa force ultra-maléfique. Un visage déjà vu maintes fois en rêves ?
Ou encore quand ça allait mal, en novembre, et que je fermais les yeux.
[Cette fois je me réveille réellement.]
Mon cœur bat à tout rompre (très/assez vite, mais pas
fort), et je ne peux effectivement pas bouger : j’essaie de soulever mon
bras pour le porter sur mon cœur, faire quelque chose, le calmer, mais rien à
faire : cette lourdeur, paralysée.
Je ne peux rien faire : paralysée.
J’attends un peu en essayant cette fois mentalement
de me concentrer sur mon cœur pour le ralentir. J’y arrive peut-être un peu.
Je reprends mon idée de vouloir bouger mon bras, et cette fois j’y arrive un
petit peu.
J’arrive aussi, quelques instants plus tard, à me réveiller,
à ouvrir les yeux : à sortir de cette Torpeur.
Je me dis que j’aurais du écouter l’envie de ne pas
finir de rattraper mon sommeil de la nuit précédente que j’avais, un peu
avant de boire mon infusion (…). Il est 7h à peu près. J’ai du mal à me décider
à me lever pour noter ce rêve, mais je le fais quand même au lieu de céder
directement à la tentation de me rendormir.
Tout ce que je sais, c’est qu’hier soir je suis arrivée chez moi vers 20h, que j’étais de bonne humeur malgré le manque de sommeil, que j’ai pris un bain pour me détendre et déclencher l’envie de dormir, et que je suis ressortie de ce bain détendue mais angoissée (je veux dire par là : impression bizarre que ça n’allait pas, mal dans ma peau – l’horreur, le dégoût du corps). Je me suis couchée et endormie aussitôt, d’un trait, jusqu’à 3h du matin, puis s’est passé ce qui précède. »
Et quelques jours plus tard, le 10 janvier 1996 :
« Dédoublement : je me demande qui me soigne lorsque je suis dans
cet état, malade à ce point. Ce n’est pas vous [mon psy] puisque vous êtes
là mais n’y pouvez rien ».
18 février 1996. Troisième rupture d’amnésie. Que j’ai notée sans comprendre son sens, comme d’habitude. Titre : « immobilité ».
« Vendredi soir, j’ai commencé à écrire une
lettre à ma mère pour lui dire ce que je pensais sur son courrier concernant
le hamster et le chat. Je l’ai terminée samedi après-midi, avant d’aller au
débat à la Plume [une librairie associative].
Après le débat, j’écris un courrier pour répondre à
ma sœur. Je me couche finalement à 4h du matin, un peu fatiguée.
Ce soir là, avant d’écrire ce courrier, je lisais un
bouquin, et en même temps je me plongeais dans mes souvenirs. A un moment,
j’y suis tellement plongée que je n’arrive plus à m’en défaire :
c’est comme si j’étais repliée sur le passé, enfermée en moi-même, ne
pouvant revenir au présent et au monde extérieur. Les souvenirs tournent dans
ma tête, je ne peux plus en sortir : en quelque sorte, ils me
monopolisent.
Je me dis que si quelqu’un entrait dans la pièce et me
parlait, l’enchantement serait rompu, enfin…en partie. J’espère.
Je me réveille donc le lendemain vers les 11h30. Je me souviens que la veille, au moment de m’endormir, j’ai eu des lancées douloureuses dans la jambe droite, à un endroit très précis. Comme un nerf que l’on aurait mis à vif et que l’on chatouillerait, ou comme une aiguille bien piquante qu’on enfoncerait d’un coup dans la peau pour envoyer une décharge douloureuse qui se diffuserait sur tout le corps (ou au moins la jambe) comme un frisson de douleur. Je m’endors sans problème quand même. Mais le lendemain à 11h30, je me réveille encore plus fatiguée qu’avant de m’être endormie.
J’essaie donc de me rendormir.
Mais à chaque fois que je suis en train d’y arriver, une
aiguille pique brusquement ma jambe, ou alors on essaie de m’arracher un poil
avec sa racine.
Je finis quand même par me réveiller au bout d’une
heure de sommeil de plomb, mais j’ai encore sommeil.
Même scénario, mais cette fois je suis en train de m’endormir, et, aussitôt que mon cerveau est libre de ses actes, je suis clouée à mon lit, immobilisée, écrasée d’immobilité, et j’ai un sifflement comme une sirène qui devient de plus en plus bruyant et m’écrase sous son joug dans ma tête. Je voudrais ouvrir ma bouche pour appeler S. [mon colocataire], mais elle est paralysée, aucun moyen d’en reprendre le contrôle.
Une seule solution, attendre que ça passe.
Le sifflement immobilisant faiblit un peu. Je sors de la Torpeur, un peu secouée. Je suis obligée de renoncer à me reposer, c’est clair cette fois.
Je meure de sommeil, c’est chiant.
Je me lève, il est 3h de l’après midi. Je déjeune. Je n’ai qu’une envie : dormir, mais c’est impossible vu ce qui s’est passé.
Je me disais bien que cette aiguille était une réticence à céder au sommeil. J’aurais peut-être du l’écouter. Elle revient de temps en temps. A 4h, je prends un efferalgan. En fait, c’est pas très efficace puisqu’à 5h15, heure où j’écris cette ligne, je viens encore d’avoir des coups d’aiguille.
Des fois, ça le fait aussi un peu ailleurs : dans le bras droit, un peu plus haut dans la jambe… »
7 mars 1996. Enième rupture d’amnésie : « Torpeur. Clairement plutôt dans le domaine du rêve [que dans celui de la réalité]. Dans mon rêve, je finis par réussir à appeler S. [mon colocataire de l’époque], mais ça ne change pas grand chose à mon état ».
9 mars 1996. Avant un rêve noté ensuite : « (A nouveau torpeur, beaucoup moins forte, mais plutôt dans la réalité) ».
Automne 1995. Rupture d’amnésie. Véritable deuxième rupture d’amnésie, avant la troisième notée ici plus haut, à tort, comme étant la deuxième. Véritable deuxième rupture d’amnésie, transcrite sur le papier bien plus tard. Transcrite sur le papier le 20 mars 1998 par une plume qui sort ses mots comme un flot indomptable qui rompt des digues. Titre : « il y a du sang entre nous ». Barré ensuite au crayon de papier et remplacé par : « la loi du père ».
« Ecoute ce que j’ai à te raconter aujourd’hui.
Accueil écueil.
Il y a du sang entre nous, papa, il n’y a que ça.
C’était il y a 3 ans, en 95, je l’ai rêvé. [ajout crayon de papier : « et c’était vrai »].
C’était une nuit d’enfer : je suis arrivée, c’était le soir, chez Anita.
Je ne sais plus si c’était après ma conversation téléphonique avec ma soeur ou pas, cette conversation où, inquisiteurs impénitents, vous avez comme d’habitude décroché pour nous écouter. Connard je te déteste. [mais si, c’était bien après cette conversation, je le confirme aujourd’hui].
Après avoir décroché, j’ai eu sommeil : la Torpeur (voir son sens originel). Je me suis affalée sur le canapé-lit, couchée en travers, et ai dormi. [Ajout crayon de papier : « Le plomb »].
Tout de suite le Cauchemar m’a pris : tu étais là et pendant un temps interminable tu m’expliquais la vie et quel y serait mon rôle, et c’était horrible : il y avait du sang partout, sur tous les objets, sur ce que je devais faire. Il n’y avait que ça entre nous. Papa je t’aimes mais tu me tues.
Que suis-je pour toi ?
Il y a du sang entre nous, c’est toi qui l’y as mis : j’étais trop jeune pour savoir.
Un père prend-t-il sa fille sous son bras comme le font les mecs avec leurs meufs dans la rue ? « Lemon incest »…dans la réalité ?
Et quoi d’autre encore ? Mais tu nies, tu nies. Dans mon cauchemar, il y a du sang, mais pour toi, il n’y a rien. Je ne suis rien. Tu aimerais que je ne sois rien. Mais c’est faux : je vis, et je vis contre toi.
Tu n’es pas mon père.
Tu l’as refusé.
Dans ce cauchemar, j’étais paralysée, je ne pouvais rien faire contre la force de tes explications. La parole est juste quand elle arrive. Mais je veux dénoncer quelque chose dont je n’ai que des fragments de souvenirs. Et tu nies. Tu nies, tu nies !!! Je te déteste.
Dans ce cauchemar, j’étais terrorisée par le sang, et il n’y avait rien à faire : impossible de sortir, de sortir de ce cauchemar, de me réveiller, tu me tenais bien. Connard.
(…)
Il y a du sang entre nous. Et tu le nies.
Il faudra bien que tu le craches, ce sang. »
Et aujourd’hui, tu le craches, ce sang. Malgré toi les brumes du passé se lèvent dans ma tête. Tu n’aimerais pas…tu voudrais que je ne voies pas, que je me perde et meures dans ces brumes, plutôt que d’être en face de la réalité, plutôt que de dénoncer les conséquences de tes actes sur moi, le mal que tu m’as fait.
Mais mon premier psy, la première fois qu’il m’a parlé, avait raison : c’est REEL. Tout cela est REEL. Hélas REEL. Et insupportable. Mémoire impossible d’un ressenti insupportable. Mémoire qui se fait quand même parfois, via cette paralysie dont le seul moyen que j’ai de lui échapper est : attendre que ça passe. Laisser faire, laisser se refaire, ce mal que tu m’as fait, et dont mon corps se souvient, et dont mon corps me rappelle, me réveillant en pleine nuit dans la panique, le caractère insoutenable, invivable. Et je me réveille dans un cri, un cri terrible, terrorisé : « Je ne veux pas mourir ! ». Et ce cri me prouve que je suis encore en vie, mais ne sens plus mon cœur battre, et mon cœur s’emballe. Calme toi, calme toi. Pas trop. Bats juste ce qu’il faut. Ce Cauchemar réel, cette trace indélébile de la Terreur disparaîtra-t-elle un jour ?
Et aujourd’hui, le lien se fait entre l’effet et la
cause : cette vieille image, floue, de moi et toi sur le grand lit à
couvre lit en poils oranges. Cette image floue où, pour une raison inexpliquée,
toi, mon père, tu es nu, et moi, ta fille, je suis en T-Shirt et culotte car on
ne m’achète plus de pyjamas depuis que ma mère est dans le coton de la dépression.
Cette image floue de ton sexe, mou ou dur, qu’importe, ton sale sexe répugnant,
est là, devant moi, sur le lit. Ton sexe que je tripote avec mes mains, et
d’autres choses dont je ne me souviens plus sans doute, tant le souvenir
minore la réalité et te protège encore, me protège aussi, de ces visions
d'horreur. Ton sexe énorme et étouffant,
terrorisant. Ton sexe que je demande à tripoter parce que c’est ou ça ou
mourir abandonnée par toi aussi. Ton sexe qui me tue, lui aussi. Avec cette
cicatrice que tu as sur le bas ventre, à gauche ou à droite je ne sais dire,
parce qu’à cette époque tes actes ont fait se perdre pour moi la notion de
gauche et de droite. Parce qu’à cette époque il n’y a plus pour moi que
deux côtés, qui n’ont plus de nom. Parce qu’il faudra une année de séances
chez une psychomotricienne pour que je retrouve la différence entre « côté
gauche » et « côté droit ». Cette cicatrice, donc, que tu
portes sur le côté, un des deux, de ton bas ventre, et que je connais si bien
parce que j’ai vu longuement TOUT ton bas ventre, tous les dimanche matin,
sans autre témoin. Le crime parfait. Pas de traces. Hormis celle qui subsistent
dans mon corps et bouffent mon existence, tuent ma vie. Depuis toutes ces années,
sans répit ni repos. Par ta faute, que tu nies. Par ta faute, que je dis, décris
en détail par mes mots, par ce livre. Par ta faute que j'ai portée en Justice pour
qu’elle soit reconnue et sanctionnée. Par ta faute qui sera reconnue et
sanctionnée, non par la Justice, défaillante, absente, mais par les centaines,
et, je le souhaite, les milliers de regards, de celles et ceux qui liront ce
récit.
Par ton regard, lectrice, lecteur, qui me lis en cet instant.