Keufs.
(Notes du 18/08/02 concernant le 16/08/02)
Vendredi 16 août, 16h43.
Commissariat spécialisé en affaires d'agressions sexuelles.
Entrée.
" Bonjour Madame.
- J'ai rendez-vous avec Madame Lunère.
- Vous êtes Madame ?
- PERRIN.
- 2e étage.
- Merci ".
2e étage.
Une porte basse en bois en haut des escaliers qui me fait penser à une porte de
jardin d'enfants. Derrière, une femme en jupe longue et baskets : "
bonjour, je suis Madame Lunère, venez ".
Contraste avec les flics en uniforme en bas.
Ca ferait presque un peu plus humain.
J'entre.
Elle m'emmène dans un bureau assez vétuste. Typique commissariat…
Autour, sur le bureau, des papiers où revient souvent ce mot cru : " viol
".
Un papier parmi d'autres : " famille véhémente ".
Par terre, dans un carton, pèle-mêle, des grandes enveloppes avec des scellés
dessus : des pièces dans des affaires…encore le mot " viol " qui
revient, sur les enveloppes. Qu'y a-t-il dedans ?
Il faut avoir le goût bien spécial du morbide pour supporter un tel
environnement : " viol ".
Comment en arrive-t-on à être à cette place, celle du policier, de la
policière, en face de moi ?
Je saurai plus tard, ou non.
Elle me demande de m'asseoir. Elle s'installe devant son ordinateur, me
montre mon courrier : " j'ai reçu votre courrier … ".
Je ne sais plus ce qu'elle a dit ensuite. Toujours est-il qu'elle a des
questions à me poser, et qu'elle note les réponses sur son ordinateur.
Des questions froides, crues, sans égard pour ma personne. Oui, je suis bien
dans un commissariat de police…les jouets dans le couloir ne sont que des
éléments du paysage, pas révélateurs de l'état d'esprit du lieu.
Pèle-mêle :
" Vous parlez des " jeux du dimanche matin ", entre quel âge et
quel âge cela s'est-il produit ? ".
" Cela était-il régulier, ou occasionnel ? ".
" Pourquoi n'avez-vous pas porté plainte plus tôt ? ".
Cette dernière question sonne, à tort ou à raison, comme un reproche : vous êtes
coupable, coupable et suspecte car vous portez plainte seulement maintenant.
Froide logique d'incompréhension…Qu'aurait-elle fait, elle, à ma place ?
" Comment était son sexe ? Dur ou mou ? ".
" Etait-ce seulement un jeu sexuel ou y a-t-il eu des attouchements ?
".
Et ma réponse : " mais ce n'était PAS un jeu ! ".
" Avez-vous revu votre père depuis ? "
" Mais ce n'était pas à cause de ce problème sexuel que vous êtes
partie de chez vos parents et ne les avez plus revus, c'est à cause de l'argent
? ".
Comme si les choses étaient aussi simples…
Et j'en oublie, de ces questions !
Ma sœur : " et elle, est-ce qu'elle en est restée traumatisée ? ".
Ma mère : " elle est au courant ? Depuis quand ? 1997 ? Ha…et que vous
en dit-elle ? ".
L'impression d'un reproche latent dans ces questions : la vraie question qui la démange ne serait-elle pas " mais enfin, pourquoi êtes-vous restée si longtemps sans rien dire ? C'est suspect, vous savez ! ".
Et enfin, après s'être assurée que je n'avais pas revu mon père depuis :
" ce sont là les seuls souvenirs que vous avez ?
- J'ai mis le maximum dans ma lettre. Je n'ai pas d'autres souvenirs.
- Vous êtes sûre ?
- Oui.
- Alors vous savez que les faits sont prescrits ?
- Mais…j'en sais rien si c'était avant ou après 1986 que ça s'est arrêté
!
- Il n'y a pas eu viol, donc nous sommes dans le domaine du délit : le délai
de prescription est de trois ans contre dix pour un crime.
- Ah…mais non ! Pas dans le cas où c'est un ascendant qui…
- Donc vous ne prenez pas acte que les faits sont prescrits ?
- Non !
- Ah…ça ! Vous refusez de croire un fonctionnaire de police ? C'est
incroyable !
- Je suis forcée de ne pas vous croire : avec l'association j'ai vu le texte VU
DE MES YEUX VU !
Les faits ont un délai de prescription de 10 ans !!!
- Vous refusez de croire Monsieur le Procureur, c'est lui qui nous a renvoyé
votre courrier avec cette annotation.
- Je ne crois que le texte qui est dans le Code !
- Vous voulez voir le texte ? Vous ne me croyez pas ? Bon ! ".
Elle sort et va chercher le texte auprès de ses collègues.
Ce n'est pas le Code qu'elle me ramène, mais un document procédural fait par
la police.
" Ce n'est pas le Code ! Je vous dis que j'ai vu le texte dans le Code !
- Ah, ça c'est incroyable ! Vous ne croyez pas un fonctionnaire de police ?
C'est la première fois que ça m'arrive ! ".
Elle va demander à sa collègue si elle a un Code. La collègue en apporte
un.
Cette dernière le feuillette tout en m'expliquant que si elles me disent que
les faits sont prescrits, c'est que c'est le cas.
Je commence à me dire que si elle me montre le texte dans le Code, je ne suis plus en état de le lire correctement avec la pression qu'elles mettent sur moi, et vu comme je suis à bout de nerfs.
J'essaie donc d'esquiver, d'abréger, de couper court : " bon, écoutez, on va pas s'éterniser. Je refuse de prendre acte, point ! ".
Au passage, Madame Lunère m'envoie : " ces associations n'y connaissent
rien, elles vous ont mal renseignée ! Je connais les lois, sinon dites que je
n'ai qu'à changer de métier !
- Je n'ai pas dit ça, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit ! Personne
ne peut maîtriser tous les textes tellement il y en a.
- Ecoutez, je ne m'occupe que d'agressions sexuelles, alors quand même…
".
Au bout du compte, elle m'imprime un procès verbal qu'elle me demande de
signer.
Plusieurs choses écrites sont des interprétations inexactes de mes réponses.
Je fais rectifier ce qui me semble le plus gros : la réaction de ma sœur. Les
raisons pour lesquelles je ne peux pas voir mon père depuis 1995.
Mais je laisse passer d'autres choses, voyant la fin du texte : " je ne
prends pas acte du fait que les faits sont prescrits, malgré que Madame Lunère
et tous ses collègues me l'aient confirmé et m'aient montré le texte ".
Je fais ajouter : " je ne suis pas actuellement en état de lire un texte
juridique, je préfère regarder chez moi à tête reposée ".
Je renonce à faire modifier quoi que ce soit d'autre, sentant l'hostilité autour de moi. Je signe et demande quand même, avant de partir, ce qui va se passer ensuite.
Le PV sera retransmis au Procureur. Non, je n'en aurai pas de copie : on n'en
a jamais de copie.
Et vu que les faits sont prescrits, il n'y aura ni enquête ni poursuites.
Je demande : " et s'ils ne le sont pas, comment je fais ?
- Oh…eh bien vous appelez le Parquet, et vous leur expliquez que vous n'êtes
pas d'accord avec Monsieur le Procureur ainsi qu'avec les fonctionnaires de
police spécialisés !
- Ce n'est pas comme cela que je le pense, et ce n'est pas comme cela que je le
leur dirai !
- Vous verrez bien ! Au revoir !
- Au revoir ! ".
Je chiale dans les escaliers, au 1er étage.
Je sors les larmes aux yeux du commissariat.
Je claque la porte.
Je chiale en allant [prendre mon bus].
J'achète une carte téléphonique 120 unités.
Je cherche un annuaire. Personne n'en a.
J'appelle donc le 12. Il est 17h54.
J'obtiens le numéro de l'association. Je les appelle. Je suis à bout. Marre
des flics. Ai-je compris pourquoi elle ne s'occupe que de viols ? Non. Je
comprends de moins en moins. Son arrogance me reste entre les dents comme un
goût amer. Amer.
Ne pas admettre qu'on n'est pas omniscient(e), qu'on peut se tromper ?
Incroyable.
Elle se croit au-dessus des autres parce qu'elle est " fonctionnaire de
police "…alors qu'en théorie elle est mandatée par les citoyen(ne)s !
C'est fou.
Ca fait peur…
Je prends mon bus(…).
…
Vu que les faits sont prescrits pour Monsieur le Procureur, il n'y aura ni
enquête ni poursuites. Il n'y aura ni enquête ni poursuites, cela veut dire
que : mon père ne sera jamais convoqué au commissariat pour y être interrogé
par la police. JAMAIS.
Moi, victime, j'ai été convoquée. J'ai été interrogée. Et de quelle
manière délicate.
Lui, responsable, auteur, coupable, ne sera jamais convoqué. Jamais interrogé.
Jamais inquiété. JAMAIS.
Impunité. Incognito. Incognito qui lui permettrait, s'il le voulait, de
recommencer avec d'autres enfants…mais cela, les fonctionnaires de police
imbu(e)s d'eux(elles)-même, le Procureur, le législateur, aussi, s'en fichent.
Ce n'est pas grave, semble-t-il…puisque, comme me le dira une avocate un peu
plus tard, " ah, oui, dès qu'il n'y a pas eu viol, ils classent sans suite
".
En attendant, voilà les textes, que je tire droit du Code de procédure pénale, et du Code pénal. Textes qui prescrivent les faits de par le contenu de la petite parenthèse mise en italique. Pas de par l'absence de viol, contrairement à ce que croyaient Madame le fonctionnaire de police et Monsieur le Procureur (ou plutôt, dans les faits, Monsieur le magistrat substitut du Procureur, qui s'est occupé de mon dossier noyé au milieu d'une pile trop grosse pleine de dossiers lui ressemblant) .
Code de procédure pénale, article 8 : " En matière de délit, la
prescription de l'action publique est de trois années révolues ; elle
s'accomplit selon les distinctions spécifiées à l'article précédent.
(loi n° 98-468 du 17 juin 1998) Le délai de prescription de l'action publique
des délits commis contre des mineurs prévus et réprimés par les articles
222-9, 222-11 à 222-15, 222-7 à 222-30, 225-7, 227-22, 227-25 à 227-27 du
Code pénal ne commence à courir qu'à partir de la majorité de ces derniers.
Par dérogation aux dispositions du présent alinéa, le délai de prescription
est de dix ans lorsque la victime est mineure et qu'il s'agit de l'un des
délits prévus aux articles 222-30 et 227-26 du Code pénal.
(Dispositions applicables aux infractions non encore prescrites lors de
l'entrée en vigueur de la loi n° 98-468 du 17 juin 1998) ".
Code pénal, article 222-30 : " L'infraction définie à l'article
222-29 est punie de dix ans d'emprisonnement et de 150 000 euros d'amende : (…)
2 - lorsqu'elle est commise par un ascendant légitime, naturel ou adoptif ou
par toute autre personne ayant autorité sur la victime. (…) ".
Et article 222-29 : " les agressions sexuelles autres que le viol sont
punies de sept ans d'emprisonnement et de 100 000 euros d'amende lorsqu'elles
sont imposées à un mineur de quinze ans ; (…) ". (Mineur de quinze ans,
en jargon du Code pénal, signifie mineur de moins de quinze ans).
Sans commentaire…