Justice impossible.

(écrit le 8 octobre 2004)

 

 

Cette Justice impossible…et ma colère qui monte.

D’abord cette idée de vengeance : en 1997. Je veux mettre mon père à l’affiche pour ce qu’il m’a fait. Oui, scotcher partout autour de lui des affiches qui disent en grosses, très grosses lettres : « ce type est un pédophile ».

Mais je ne le ferai pas. La haine grandit en moi. Grandit encore. Et pour toutes les violences subies, j’ai envie de l’anéantir. Lui casser la gueule. Non, cela même ne suffirait pas. L’anéantir. Frapper jusqu’à disparition. Une force qui me dépasse, et dont je ne sens pas l’origine, veut cette destruction.

Mais je ne le ferai pas non plus. Car je m’aperçois que même si je le tuais, il serait encore là, que mon désir de destruction n’aurait jamais de limites : le père de mes cauchemars, celui qui me poursuit, Ombre noire comme le néant, survivrait à cette mort. Le père réel d’aujourd’hui n’est que le support de ma haine. Celui que je hais est en moi, celui que je veux anéantir est dans ma tête. Depuis longtemps. Depuis 1981 au moins. Depuis mes 6 ans. Ce salopard me hante. C’est lui qu’il faut frapper, détruire jusqu’à ce que mort s’ensuive, mais on ne frappe pas un souvenir…même un souvenir qui fait mal, si mal.

Le temps passe, et la question de la Justice ne se pose pas : parole contre parole, pas de preuves. Le crime parfait, commis en silence sur un grand lit à couvre lit en poils orange synthétiques, devant le meuble appelé « cosi ». Sans témoins. Admirez la précision des détails sur l’environnement…l’enfant devenu adulte a l’imagination fertile et précise, n’est-ce pas ?
Oui, fertile et précise comme quand on décrit le réel. C'était réel. C'était ces meubles. C'étaient ces actes innommables.
 

Peu à peu, j’ai fait le lien entre mon état actuel et aussi passé, et ses « jeux » de jadis. Ses « jeux » qu’il a fait sur moi. Au départ, quand j’ai retrouvé ces souvenirs, qui n’avaient jamais tout à fait disparus, je croyais que ce n’était pas grave : c’étaient des jeux. De simples jeux, dont certains avec mon père à poil sur le lit et son sexe au milieu, devant moi. Et moi sur lui, lui tripotant ce sexe avec les mains en pensant « tenir les cordes de la guitare »…Mais les cordes, c’est lui qui les tenait. Et la marionnette, c’était moi entre ses mains. 

J’en ai été au stade où je me demandais : « mais pourquoi moi ? ». Je me croyais seule « sélectionnée » par lui pour subir cela. Alors quelque part au fond de moi, je pensais l’avoir mérité car j’avais été « sélectionnée », car j’étais moi. Car c’était moi.

Et puis est arrivée l’année 2000. Chantage. Ma pension alimentaire, qui me permet juste la survie, mise en cause par mes parents et ma sœur : notre père n’a « pas les moyens » de payer pour les deux. Il faut que l’une soit sacrifiée. Ma sœur au téléphone, téléguidée, m’explique que vu que je travaille, il est logique que ce soit elle qui ait la pension.

Il y a eu une décision de Justice, vous l’oubliez. Et heureusement, une décision de Justice ne peut être mise en cause que par une autre décision de Justice. Votre loi n’est pas la loi. Toi, papa, qui as pris l’initiative de ne plus payer ma pension, je te rappelles cette règle qui te déplait et à laquelle tu vas te soumettre, de gré ou de force : par un courrier recommandé, j’exige même que tu réindexes ma pension comme le prévoyait le jugement.

Et tu le feras. Malgré toi. Et je continuerai à être une « charge » détestable, de trop pour toi, jusqu’en juillet 2002. Date de ma plainte, consécutive à mon embauche.

Je n’ai jamais voulu de cet argent, dépendre de toi, et n’ayant plus d’autre solution, ait demandé cette pension en Justice à la rentrée 1998. Juste avant que mes indemnités de chômage se terminent me laissant sans rien.

Mais fin 2000, je raccroche au nez de ma sœur. Ce qu’elle me dit est odieux. Reproduction de ce que ma mère m’avait raconté jadis de son histoire à elle : payer à l’un(e) et laisser crever l’autre. Les deux extrêmes : Lucas SDF et alcoolique, et Christelle médecin.

Puis je lui écris ce que je pense de ses propos. Et pas seulement. Je vide mon sac : ton père « adoré », voilà ce qu’il m’a fait. Je décris les actes.

 

Elle me répond. Et je bondis. Elle aussi a fait « des jeux » avec papa. Dans la salle de bain. Et elle dit qu’elle aime bien son père et que ce n’étaient que des jeux.

Mais je pense : s’il lui a fait la même chose qu’à moi, c’est que je n’étais pas « spéciale », c’est que je n’étais pas visée parce que c’était moi. Cet homme vise les enfants en général, est pédophile. Peut-être encore dangereux…et pour cela, et pour ce qu’il a fait à ma sœur, je veux porter plainte. Comme si ce qu’il m’a fait à moi ne valait pas une plainte sans tout cela en plus…comme si je ne valais pas que la Justice tranche pour moi seule.

 

Je vais consulter une association d’aide aux femmes victimes de violences. Elles m’orientent sur la nécessité d’être soutenue, de reprendre ma psychothérapie interrompue en 1997, pour porter plainte.

Je mettrai encore presque un an à le faire. Automne 2001 : je trouve enfin un psy. Il me pousse à porter plainte. Ce qu’il ne sait pas, c’est que je suis prise dans un piège : celui de la dépendance financière vis à vis de mon père.

Je n’ai jamais voulu de son argent, je ne savais pas pourquoi. Maintenant je sais, en partie. Cet argent me lie à lui. S’il va en prison je n’aurai plus d’argent garanti tous les mois…seulement le RMI maintenant que je viens d’avoir 25 ans. Mais le RMI, ce n’est rien de garanti. C’est être toujours suspectée de vivre aux crochets de la société.

Pour ce que votre société m’a donné comme moyens de vivre…j’ai trouvé le monde de la rue, de la marge, et je n’oublie pas la solidarité, l’entraide tacite, rencontrée à la fin du marché de la Croix Rousse. Et je reste, même aujourd’hui, une marginale, de cœur, à cheval sur les deux mondes, malgré mes apparences bien proprettes pour faire illusion.

Je reste solidaire de mon oncle Lucas, que je n’ai jamais rencontré dans les rues où nous errions dans le même temps. Je reste solidaire de tous ces gens, rencontrés au fil du temps, aux histoires aussi compliquées et douloureuses que la mienne. Je reste solidaire de ce « rebus » de la société que vous regardez avec peur ou mépris.

Ce rebus, j’en ai fait partie, et si je suis encore là aujourd’hui, c’est grâce à lui. Il m’a appris les vraies valeurs : se défendre, frauder pour survivre quand la société ne vous fait pas de place. Oui, j’ai fraudé, je le dis. J’ai fraudé l’EDF pour me chauffer l’hiver, j’ai fraudé le bus pour me déplacer, j’ai volé des tas de bricoles à la fac, du PQ aux couverts. J’ai fraudé parce que si je ne fraudais pas j’étais à la rue. J’ai fraudé parce que je n’avais pas le choix, parce que votre société ne me laissait pas le choix, ne me faisait pas de place. M'écrasait. Me noyait moi qui n'étais plus la fille de personne.
L’honnêteté est un luxe que me permet mon salaire aujourd’hui. Sauf dans les supermarchés où une vieille rancune alimentaire me pousse à déguster sur place quelques mets spécialement choisis, ou bien à glisser au fond de mon caddie de petits produits bons mais chers. 
A charge de revanche. Revanche suite à ce constat : ils m'auraient laissée crever l'estomac vide, ces supermarchés, si je n'avais pas su me débrouiller. 

Combien de jeunes, comme moi, en errance, par votre faute, à vous qui fêtez Noël en famille en pensant que la famille c’est toujours une bonne chose ? Combien de jeunes en perdition, parce qu’ils(elles) ont subi des violences qu’ils(elles) ont fui sans savoir les nommer, et que vous n’avez pas aidé(e)s ? Ils sont beaux les services sociaux, elle est belle la Justice qui punit le(la) délinquant(e), mais n’aide pas celui ou celle qui fuit la brutalité feutrée de sa famille, et tombe dans la délinquance pour survivre...

Il est des familles où le père n’est pas alcoolique, où les parents ont de bonnes situations. Des familles qui ne rentrent pas dans vos cases, et où s’exerce une brutalité, une violence sans nom. Qui ne laisse pas de traces. Hormis dans la tête de ses victimes. Sous forme d’idées noires, trop noires. Ces idées qui sont encore les miennes parfois, aujourd’hui encore, malgré toutes les années passées. 

Mais fin juin 2002, après beaucoup de difficultés, j’ai enfin réussi à obtenir une place dans votre société. Pas grâce à vous. Mais grâce à l’aide de personnes courageuses et intègres, et de syndicalistes convaincu(e)s que ma cause valait d’être défendue. Convaincu(e)s que je méritais comme tout le monde la place que vous me refusiez. Convaincu(e)s face à mon employeur qui voulut me mettre à la porte deux fois en cours de période d’essai, et une troisième fois en truquant mon jury de titularisation...

Et début juillet 2002, forte de cette stabilité, je poste ma plainte, qui attendait depuis plusieurs mois sur mon bureau. Plainte contre mon père pour ses actes. 

Courant août, je suis convoquée au service de police spécialisé sur ces affaires…quelle caricature. Les questions : « pourquoi n’avez-vous pas porté plainte plus tôt ? » « s’agissait-il de simples jeux sexuels ou d’agression sexuelle ? » « son sexe était-il dur ou mou ? ». Une heure pour me poser ces questions qui me font violence, me mettent à la place du coupable.

Oui, pourquoi n’ai-je pas porté plainte plus tôt ? 

Parce que je n’osais pas : parole contre parole. Mais aussi : je ne veux pas envoyer mon père en prison. Je ne veux pas qu’il finisse comme ça, « pointeur » en prison. Je ne veux pas qu’il finisse maltraité et violenté par des codétenus. Je ne lui souhaite pas ce que je crois l’équivalent de la maltraitance qu’il m’a fait subir.

Et je résous douloureusement ce dilemme en considérant que la nature de la sanction est l’affaire de la société, pas la mienne, puisque ce n’est pas moi qui juge mais le Juge. La prison, les 10 ans de prison qu’il risque, ne sont pas mon affaire. Je veux que ses actes soient reconnus avoir été commis sur moi, c’est tout, c’est de cela seulement dont j’ai besoin pour vivre en avançant. 

La police m’apprend que puisqu’il n’y a pas eu viol, les faits sont prescrits. Trop tard, bien trop tard. Je proteste : mon cas est particulier, ne figure pas dans les tableaux qu’ils me montrent, mais le Code le prévoit bien noir sur blanc. Ils n’en démordent pas : « comment ? Vous ne croyez pas un fonctionnaire de police ? ». Non, je ne crois que le texte du Code Pénal, dernière édition, que m’a montré l’association, et notamment la loi de 1998 qui porte le délai de prescription à 10 ans dans le cas où l’abus a été commis par personne ayant autorité. 

Après consultation d’une avocate recommandée par l’association, accueillante et correcte, mon dossier me revient au bout d’un mois, par lettre simple de la poste. Dedans, tous mes originaux qui auraient pu être perdus…tout cela pour me dire que les faits sont prescrits, en appliquant des articles erronés…Je fulmine.

Il me faudra plusieurs mois pour reprendre contact avec une autre avocate. Pas conseillée par cette association, qui m’a lâchée depuis mon entrevue avec les flics.

Cette association qui m’encourageait à porter plainte, à aller jusqu’au bout de ce qui était possible, et qui suite à mon interrogatoire par la police, m’explique qu’il faut que je « fasse mon deuil » de la Justice, que je n’aurai jamais Justice donc jamais rien. Me laisse en plan avec cette douleur. Mais moi justement, maintenant que j’ai commencé, je veux aller jusqu’au bout de ce qui est possible, j’ai pris parti. Contre mon père, contre ses actes, et c’est important pour moi d’aller jusqu’au bout du possible. L’association me dit que cela sera trop dur pour moi et que cela ne m’apportera rien, et me file à regret des adresses d’avocat(e)s. 

De quel droit cette association décide-t-elle à ma place d’arrêter là les choses ? Je continue seule, sans soutien.

L’avocate est celle qu’un agent de nettoyage m’avait conseillé fin 2000 pour mes problèmes de pension alimentaire…Elle ne m’a pas menti, cette avocate portera le dossier en mains propres au doyen des juges, fera correctement son travail. Mais à quel prix pour moi : elle pense qu’il « n’y a rien dans le dossier » vu que je ne parle que d’attouchements et pas de viol. Elle affirme que « la dépression, c’est génétique ».

Génétique ? Alors j’aurais mieux fait de mettre fin à ma vie dès le départ car cette grisaille ne vaut pas la peine d’être vécue… 

Réponse du Parquet à la plainte posée cette fois en constitution de partie civile : les faits sont prescrits, à cause de la petite parenthèse contenue dans la loi de 1998, qui signifie que cette loi n’est pas rétroactive.

Mais les souvenirs, eux, sont rétroactifs, eux, me poursuivent toujours, plus de vingt ans après, ces faits non reconnus par la société. Il y a prescription pour la Justice, mais pas pour mon tourment, qui continue encore aujourd’hui.

Il a fallu toutes ces démarches pour que les faits soient prescrits du fait du bon texte…simplement pour ça. 

Prescription infâme, prescription injuste, qui renvoie au silence. Prescription justifiée, expliquée, par le fait que le législateur estime que les faits trop vieux doivent être oubliés…mais je ne peux oublier moi. Je revois ces images, ressens ces choses malgré moi. Tout le temps. Et votre prescription me condamne à la perpétuité, moi, en préservant l’auteur de ces actes du glaive tranchant de la Justice. En protégeant cet homme qui est mon père. En lui laissant l’impunité.

Et ce silence, celui que la Justice maintient sur ces actes en refusant de les juger, ce silence veut ma peau, que je défends chèrement dans les moments noirs. Et c’est moi qui paie, c’est moi qui paie pour ce qu’IL m’a fait.

Et cette Justice injuste m’empêche de me reconstruire, en refusant d’aborder les actes de mon père, en refusant de les nommer, de les reconnaître pour ce qu’ils sont. Et moi je peux les nommer, ces actes, tant que je veux : inceste, inceste, inceste, et non simple pédophilie…et les crier. Je ne change rien au film, je suis enfermée dans un huis clos. J’ai besoin de l’intervention d’un tiers pour sortir du huis clos, de l’alternative : tuer mon père ou me tuer, qui me poursuit tant que la loi ne tranchera pas en nommant chacun pour ce qu’il est. Tant que la Justice ne dira pas qui est le coupable. Tant que la Justice ne sanctionnera pas ce coupable.

On ne se fait pas justice soi-même, mais vengeance, et je veux la Justice, non la vengeance.

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