Faux, tout est faux.
Depuis ces années.
Souvenirs.
Souvenirs des amitiés mortes.
Souvenirs d'hier.
Fabien, Violaine. Et, un peu, Yamine. Colline connue
ailleurs. Colline, drôle de nom, Mickaëlle PERRIN CP trouve cela joli.
Oui, Ceux-là furent les derniers, les dernières, à qui j'eus la force de
donner mon amitié.
Parce qu'après il n'y eut plus d'amitiés. Après, je n'étais plus entière.
J'étais coupée de moi-même.
Du CP à aujourd'hui, du CP à cet anniversaire, anniversaire d'un départ
salutaire : mon départ de chez mes parents.
Du CP à octobre 2004 : faux,
tout était faux.
Faussé par ces actes, faussé par ce non dit, faussé par ce
bâillon, faussé par ce silence.
Ces actes m'ont séparée. Séparée de mes sentiments, séparée du monde, mise
à part. Séparée de moi-même.
Mickaëlle PERRIN CE1 a encore la force d'y croire, mais cela ne durera pas. Un
voile gris, d'un gris de mort, a recouvert le monde. Et ce gris de mort gagne,
peu à peu, du terrain, dans mes cauchemars d'enfant comme dans la réalité. Et
ces jeux dans la cour de récréation, que j'initie encore, que j'initie encore
à l'époque, ne dureront pas.
Un autre jeu est à l'ordre du jour pour moi. Un autre jeu, qui n'est pas un jeu
d'enfant, qui n'est pas un jeu : la chasse.
La chasse que me livrent ces garçons, amusés par mes cris, lorsqu'ils "
m'embêtent ", dans la cour de récréation.
Oui, au CE1, j'ai encore eu la force d'inventer un jeu mixte, avec de la terre
et des brindilles, un jeu où tous et toutes, nous avions notre place. Mais
déjà tout était faux. Déjà le mal était en train de triompher de mon
monde. Déjà, je n'avais plus d'ami(e)s, je n'avais que des copains et copines.
Bien sûr, il y a eu Nathalie, Nathalie, ma copine en CE1, mais ce n'était plus
pareil. Non, plus rien n'était pareil. Faux, tout était faux. Je ne pouvais
plus me confier, échanger, à cause du secret qui m'était infligé. A cause du
secret mis en moi, du secret que je portais, transportais, partout, avec moi. Du
secret secret aussi pour moi, couvert de couches de brouillard épais, si épais…que
je ne pouvais ni voir ni comprendre, juste subir.
Je ne pouvais plus recevoir de confidences, de secrets d'enfants, parce que je
ne pouvais plus entendre. Entendre les autres m'aurait forcé à m'entendre moi,
m'aurait mise face à ce secret, à ces secrets qui étaient les miens. Face à face impossible.
C'est à partir de ce, de ces secrets, que j'ai été seule. Seule dans un monde
de fous. Seule dans un monde gris, désespérément gris. Inaccessible.
Entre ma mère dont personne ne sait me parler, mes questions sur elle, son
état, sans réponses de sa part, et mon père, sur le lit, qui fait des choses
que j'ai oubliées pour la plupart. Des choses qui me font mourir, me
paralysent, me réduisent à néant.
Des choses qui nient mon nom et ma place dans cette famille : si j'étais ta
fille, papa, tu ne me ferais pas ça. " Mais c'est normal que je te fasse
ça ". Normal anormal. Je ne sais plus. Je suis perdue.
Et je reviens en arrière.
Je ne sais plus, je ne sais plus faire les pirouettes, roulades sur le dos, que
j'effectuais, avant, sur ce grand lit à couvre lit en poils oranges
synthétiques, avec la joie au coeur.
Je ne sais plus, je ne sais plus où sont la droite et la gauche, après avoir
pourtant choisi ma main droite pour écrire, au CP.
Je ne sais plus, je ne sais plus ce qu'il faut faire, je suis incertaine, alors
je vais lentement, si lentement : je suis devenue méticuleuse, perfectionniste.
Mais je ne sais plus non plus : l'élan est coupé. Élan de l'écriture sur les
lignes du cahier, élan de la vie en moi.
Quand j'écris, c'est lentement et à peu près bien, d'un trait profond, qui
marque le papier, ou vite et mal, d'un trait tout aussi crispé.
Par inertie, il me reste encore de la force, mais elle
décline avec le temps, au fil des années, au fil de cette séparation qui
grandit.
Dans mes cauchemars, toujours le même cauchemar chaque nuit, je cherche à
rendre ses couleurs au monde devenu gris, si gris. Pour cela, je dois combattre
le Diable, obscur, maléfique.
Mais dans mes cauchemars, si semblables chaque nuit, une certitude : au fil des
années, je gagne de moins en moins souvent contre cette force noire, contre le
néant que j'appelle " Diable " à l'époque. Et cette force s'amasse
et me combat. Combat ma vie, me détruit. M'isole.
Le début de mon cauchemar d'enfant est toujours cet isolement : j'étais avec
les autres, je dois partir, les quitter, je leur dis au revoir, pour combattre
le Diable.
Pour rendre au monde ses couleurs. Celles de l'arc en ciel disparu.
Puis la défaite devient tellement constante, chaque nuit, et terrible, que j'oublie. Je dors d'un sommeil sans rêves, d'un sommeil de plomb. Les rares cauchemars qui émergent encore me paralysent : statue de pierre. Ou me torturent : cervelle disloquée en deux. Ou m'étouffent dans des tunnels de plus en plus étroits.
Dans la réalité, j'ai encore, en changeant d'école en CE2, deux copines : Nadine et Amandine. Mais ce n'est plus pareil, rien n'est plus pareil. Je suis seule. Seule avec elles. Seule parmi elles. Seule avec ma réalité : celle de mes parents qui s'engueulent quand je rentre à la maison, de cette violence entre eux, celle de ma mère qui est à moitié dans le coton, celle de mon père qui m'explique, hypnotique comme Hans le joueur de flûte, quel sera mon rôle de femme. Celle de mon père qui pratique ses explications sur moi. Me les inflige.
En CM2, j'ai un chat noir, un chat fort, qui a du
caractère. Je lui raconte des contes pour enfants, ceux qu'on ne m'a pas
racontés, qu'on a arrêté de me raconter parce que je " savais lire
maintenant ". Et il m'écoute attentivement. Ce chat est mon " ami
" le plus intime, parce qu'il n'y a pas besoin de mots pour être l'un avec
l'autre. Ce chat me rend plus forte, dans la cour de récréation j'ai des
griffes, maintenant. Des griffes qui s'enfoncent dans la peau des garçons qui
m'embêtent, sont sur moi en groupe, en grappes, s'amusent avec leur souffre
douleur préféré.
Mais ce chat meure à l'âge d'un an, dans le midi, sur le bord d'une route.
Et des mois durant j'attends son retour, à plus de 300 km de distance, à Lyon.
J'attends son retour parce que mes parents ne m'ont pas dit qu'une personne du
camping a vu un cadavre de chat noir sur le bord de la route pas loin. Cadavre
qui a disparu avant que nous ayions eu le temps de le voir, de le trouver.
J'attends son retour, pleine de tristesse et de chagrin, parce que dans les
revues de la SPA, ils disent qu'un chat peut faire des centaines de kilomètres
pour retrouver son foyer.
Mais le mien n'est jamais revenu, alors mes parents finissent par m'expliquer
l'histoire du cadavre.
Et je pleure cette fois d'un autre chagrin : celui de la mort de mon compagnon,
celui d'une disparition dont je mettrai deux ans à me remettre un peu. Un
deuil, solitaire, de deux ans...
Et, encore aujourd'hui, dans les moments de rupture, ce souvenir revient, ce
souvenir de ce chagrin là.
Et, sans mon chat, je suis à nouveau totalement seule, parmi les humains. Étrangère
à eux, étrangère à moi-même.
Et, pendant ces deux ans, j'ai perdu toute relation avec les autres. Je n'ai
même plus de copines ni de copains. Trop de chagrin.
Bien sûr, en troisième, une alliance avec une autre souffre douleur me sortira
de mon état catastrophique à l'époque. Mais une alliance n'est pas une
amitié.
Bien sûr, en troisième, j'ai rencontré, à nouveau, une personne qui devient
ma copine. Nous allons en ville ensemble, révisons ensemble…elle me
réapprend ce que c'est que d'avoir une copine, et j'ai à choisir, pendant les
récréations, entre rester plongée dans mon bouquin de la bibliothèque verte,
et parler avec elle.
Mais quelque chose me sépare d'elle, comme de tout le monde d'ailleurs.
Je suis à part, mise à part. Nous sommes ensemble mais je suis loin, si loin.
Bien sûr, au lycée, j'ai pu repartir " de zéro
", me faire une place au milieu des autres parce que ma réputation du
collège ne m'a pas suivie. Mais nous vivons, eux et moi, dans deux mondes
différents : le mien est gris, le leur je ne sais pas.
Je ne sais même pas à quel point je suis loin d'eux. Je ne m'en rends pas
compte.
Et, bien sûr, dans l'organisation politique à
laquelle j'adhère lorsque je suis en seconde, je rencontre des gens. Mais je
reste silencieuse. Personne ne me connaît vraiment. Je ne sympathise pas avec
les autres. C'est l'un des leaders qui me prend sous son aile, du début à la
fin. Un des leaders, qui se confie à moi lorsque nous sommes seuls, sans
attendre de réponse. Un des leaders, que je connais donc, presque, comme ma poche, dont
je connais ou devine l'histoire, qui est autre que la mienne, mais je garde pour
moi ses confidences parce que j'ai du respect pour lui, beaucoup de respect
personnel malgré le mal qu'il m'a fait pour finir.
Un des leaders, qui ne me connaît pas, même après six ans de fréquentation
régulière. Oui, il n'a pas idée de ce qui se passe dans ma tête. Je ne lui
ai jamais fait la moindre confidence.
Et comment l'aurais-je pu, puisque la cause de mon absence de goût de vivre est
enfouie sous des kilomètres de brouillard ?
Je lui dois néanmoins tant de choses, parce que, malgré ses défauts, il s'est
occupé de moi comme le père que je n'ai pas eu, durant ces quelques années.
Oui, malgré ses défauts, il avait en lui une humanité rare et grande, à
laquelle je dois beaucoup.
Bien sûr, les milieux féministes seront aussi un ancrage pour moi, une découverte. Mais sortie du rôle et des interactions militantes, que suis-je ?
Bien sûr, à la fac et plus tard au boulot, j'arrive
alors à avoir une place au milieu des autres, et des copines de passage, en me
composant un personnage, un masque, qui soit présentable et me convienne :
militante, souvent porte parole…
Ce rôle me permet de reprendre un peu pied dans le monde. Mais je suis, encore,
si loin et si seule, et je ne sais plus pourquoi je suis comme cela, depuis si
longtemps.
J'ai bu la potion de l'oubli.
Mais aujourd'hui la longue parenthèse semble se
refermer. La longue parenthèse du secret. J'ai pris la parole, j'y ai été
obligée, et je ne la lâche plus.
Et j'ai dit, écrit, communiqué mon secret : ma douleur et ses causes.
Et je peux à nouveau vivre dans la vérité, la vérité sur mon histoire, la
vérité sur mon vécu. Je peux sortir du rôle pour m'engager : je me suis
confiée, je peux écouter à nouveau, partager à nouveau, avec les personnes
qui m'ont entendue. Et, sur la base d'une amitié, me confier toujours mieux, et
créer d'autres amitiés ensuite.
Parce que, à nouveau, je commence à me retrouver, après une si longue
période, entière. Je ne suis plus autant séparée de moi, et donc des autres.
Je le suis de moins en moins. Et, à mesure que mes souvenirs s'inscrivent, de
plus en plus, comme réels, même s'ils font mal, même s'ils font très mal, je
sens d'où vient cette douleur et peux l'écrire. L'écrit renforce pour moi la
réalité des souvenirs. L'écrit me permet donc aussi de me retrouver. De me
retrouver entière. De combattre ce qui me poursuit.
Et aujourd'hui, je redécouvre avec joie la simplicité
qui m'avait été interdite durant toutes ces années. La possibilité d'être
là, et bien là, entièrement là, dans la relation dans laquelle je m'engage.
Possibilité dont le dernier souvenir remonte pour moi au CP.
Oui, après toutes ces années d'errance, je commence à me retrouver, et c'est
avec joie, même si c'est tard, même si la nuit fut longue.
Oui, après toutes ces années, je me retrouve moi en retrouvant les autres, en
retrouvant l'amitié qui m'avait été interdite.
Tout était faux, tout était faussé entre moi et les
autres, tout devient vrai.
C'est une joie immense qui est en moi aujourd'hui.