Errance. Errances.
(écrit le 21 septembre 2004, extrait)
A nouveau, l'errance s'impose.
Lyon est redevenue, ce week end, la ville de jadis.
Celle des errances passées, ce qu'une personne un jour a nommé " fugues
" quand je lui en ai parlé. Mais non, ce n'étaient pas des fugues. Une
fugue aurait pour moi été de partir trois jours de chez mes parents, par
exemple, et aurait été préméditée.
Ce n'étaient pas des fugues, c'était une errance. Une errance qui a duré
longtemps.
Lyon est redevenue, ce week end, la ville de l'errance parce que, comme au
temps jadis, je n'ai plus de lieu où aller. Je n'ai plus d'appartement à moi
dans cette ville. Cet appartement que j'ai attendu si longtemps. Cet appartement
que je me suis battue pour garder malgré la dèche. Bec et ongles.
Ce refuge enfin trouvé, où j'invitais tous les gens qui avaient besoin d'un
lieu : réunion, hébergement…j'aurais presque monté une auberge, si j'avais
pu. Une auberge espagnole, ouverte à tous les vents, ouverte à tous les gens.
Cette liberté : respirer l'air sans entendre les cris, sans voir les objets
voler, conjuguer la violence au passé.
Conjuguer la violence au passé, cette violence qui fait plus mal que les
coups eux-mêmes.
Retour en arrière. Raisons d'un départ.
Comme tous les soirs, dans l'appartement du deuxième étage d'une allée
située au 35 ter rue commandant charcot, à Lyon 5e, mes parents s'engueulent.
Ce sont à nouveau ces cris de bêtes, ces cris stupides autour de l'argent,
dépensé ou pas dépensé, à tort. L'argent qui devrait couler à flot dans
une famille dont le paternel est cadre, mais disparaît au contraire, de façon
incompréhensible, dans une sorte de tonneau des Danaïdes.
Et la dispute grandit, " scène de ménage ", quel terme pudique…voici
la réalité.
La dispute grandit, et dans le salon, mon père et ma mère sont face à face,
à deux mètres de distance. Alors, parfois, c'est un objet qui en fait les
frais.
Un objet cher à une personne, un objet précieux, symbolique, que mon père
lance par terre avec haine et fureur. Le choc fait mal au delà de l'objet qui
rencontre le sol. Le choc est mental. On ne sait, quand on ne l'a vu et subit de
ses yeux, le poids d'un objet brisé. Il y a alors à nouveau des cris, mais ce
sont des cris de désespoir, de chagrin. Les cris de ma mère, devant son objet
brisé. Et ces cris font aussi mal que les bris. Redoublent la douleur. C'est un
pressing tout neuf, qu'elle a acheté pour prendre soin de ses vêtements, qu'il
a voulu casser aujourd'hui. Pour une fois qu'elle voulait prendre soin d'elle
malgré les vieilles choses qui la hantent…
Mon père a toujours été celui qui a tout cassé.
Un objet m'était cher : une voiture radiocommandée, une voiture de course qui
allait très vite. A cours peut-être d'objets appartenant à ma mère, c'est
elle qui est en l'air, tenue à bout de bras par la fureur destructrice,
maintenant.
Viser l'objet appartenant à la fille pour faire mal à la mère.
Et c'est un chœur que l'on entend alors, un chœur de deux personnes face à la
violence du geste en suspens, du geste qui se fait. Du choc sur le sol.
Mais ce que j'aimais dans cette voiture radiocommandée, c'était non seulement
sa vitesse, mais aussi sa résistance : un gros pare-chocs à l'avant, de
grosses roues sculptées à l'arrière, une carcasse qui en avait vu d'autres
dehors.
Cette voiture est aujourd'hui chez moi, hors d'état, l'antenne cassée, le
pare-chocs brisé, hors d'état de marche. Mais c'est l'usure qui a réalisé
cette œuvre. Pas mon père. Car ce jour là l'objet a résisté au choc,
continué à pouvoir rouler vite, même s'il restait quelques traces sur la
carrosserie. Même si ma voiture ne fut plus jamais exactement pareille à
" avant " le choc…
Mais les objets ne suffisaient pas. Et parfois, la dispute journalière
menaçait, à force, de prendre un autre tour. Un tour plus grave. Face auquel
ma mère brisait parfois un verre, entre elle et mon père, "CLANG !"
par terre, pour le stopper,
stopper son élan. Un élan prêt à frapper.
Combien de verres cassés, combien de verres achetés pour avoir encore des
verres où boire, durant toutes ces années.
Mais les verres n'étaient pas toujours là. Moi j'étais toujours là. Moi
j'étais au lycée. Et, si depuis toujours, j'avais tout essayé, sans succès,
pour faire stopper ces disputes, ces " scènes de ménage ", cette
violence, je n'ai jamais réussi. Même ma mère me reprochait de me mêler de
leurs affaires. Affaires qui, pourtant, étaient là, devant moi, et étaient
brutales, insupportables pour moi. Affaires dont je ne pouvais que me mêler.
Ainsi, quand j'étais au lycée, la dispute montait en charge jusqu'à ce que
mon père lève un bras, situé à portée, moins d'un mètre, de ma mère. Et
il n'y avait plus de verres entre eux. Et, pour stopper cette violence, ce coup
avant qu'il ne parte et n'atteigne sa cible, je frappais le bras en l'air avant
qu'il n'accomplisse son oeuvre. Tiens, prends ça, stop. Et le regard de mon
père, et son bras, se détournaient dans ma direction. Et je savais l'urgence
de l'errance. J'étais déjà dans l'entrée, prenant mon manteau. Et le regard
plein de haine et d'envie de frapper était déjà dans l'entrée, derrière moi
cette fois : but atteint, sa violence n'était plus pour ma mère mais pour moi.
Et j'avais déjà claqué la porte entre lui et moi, et descendu les escaliers.
Et changé de rue.
Entendant, au passage, ma mère glapir un " 'ri, rattrape là ! "
adressé à mon père…
Je ne cours pas vite, mais ai eu toute mon enfance pour apprendre à semer les autres enfants à ma poursuite, me cacher, n'être jamais retrouvée par mes poursuivants. Alors mon père pouvait s'accrocher. De toute manière, il ne s'accrochait pas longtemps, généralement : il faisait trop froid dehors, en hiver. La simple paresse suffisait l'été, l'élan violent passé, à l'arrêter avant le bas des escaliers. Il s'est très rarement aventuré plus loin à ma poursuite, tant mon devenir lui importait peu.
Et pour moi commençait alors l'errance. Pour évacuer tout ça. Marcher dans
les rues la nuit. Les rues désertes et froides.
Heure de mon départ : 22h, 22h30, 23H. Selon les jours.
Le temps que tout cela se calme en moi. Errer à la recherche, vaine, d'un
refuge. Et dans ces rues éclairées d'une lumière orange, je rêve d'un
appartement à moi, où je n'entendrais pas ces cris, ne subirais pas ces
visions de violence.
Mais il n'existe pas de refuge pour moi : je suis mineure. Je n'entre pas dans
les bonnes cases pour les AS, les Assistantes Sociales.
L'assistante sociale du lycée, qui m'a convoquée suite au nombre de cours que
je sèche, apprenant ma détermination à partir de chez mes parents au plus
tôt, me demande si mon père boit. Non. Elle ne me pose pas d'autre question,
s'il ne boit pas, tout est normal, et elle m'apprend que " la violence peut
être un mode de fonctionnement " et que, si je veux partir de chez mes
parents, c'est parce que je suis en crise d'adolescence et " cherche mes
limites ".
Et aussi que si dans deux ans, à mes 18 ans, cette envie n'est pas passée, il
vaudra mieux alors que je choisisse " des études courtes ", genre un
BTS ou un IUT.
Aujourd'hui, en 2004, alors que j'écris ces lignes, c'est une licence de mathématiques que j'ai, depuis
septembre 1999. Et je suis bien partie, pourtant, de chez mes parents en octobre
1994, la rentrée suivant mes 18 ans. J'ai payé cette audace de longues années
de dèche et d'incertitude, tant je n'ai pu compter sur l'aide des AS pour
réaliser ce projet…Mais je suis fière d'être arrivée, et me retiens juste
d'encadrer un diplôme si chèrement acquis et de l'afficher au mur.
L'assistante sociale du quartier, dont le bureau est dans mon immeuble, a
été contactée par des voisin(e)s, car ils avaient entendu " des cris
" venant de chez nous.
Pour une fois que les gens ne sont pas sourds, et agissent…
Mais c'est le même scénario : l'assistante sociale, apprenant que mon père ne
boit pas, ne constatant pas de traces de bleus sur ma figure, croit à un
malaise " ordinaire ". Me propose néanmoins la possibilité d'un
éducateur dans l'appartement.
Un éducateur dans l'appartement ? Je frémis. Il verrait tout, j'aurais honte.
Et, confusément, je protège ce clan qu'est ma famille, sans le savoir, sans
comprendre ce que je fais. Je dis non. Je veux partir. Pas d'autre solution.
C'est le seul compromis possible entre ma sauvegarde et la leur. Je ne comprends
cela que maintenant.
L'assistante sociale me dit que c'est impossible. Pourtant, si l'Etat peut payer
un éducateur pour être chez nous, pourquoi ne veut-il pas prendre en charge
une somme plus minime pour que je puisse avoir mon indépendance ?
Pas de réponse. C'est comme ça.
Alors je partirai, seule. Sans votre aide.
Une autre assistante sociale m'envoie finalement voir les AJD, une association
qui s'occupe des jeunes en rupture familiale, et propose " si nécessaire
" des solutions d'hébergement en appartement. Car je ne veux pas d'un
foyer où l'on m'imposerait un couvre feu à 20H le soir : toutes les semaines,
j'anime une émission de radio qui se termine à 22H, et ça, c'est important
pour moi.
Le type qui me reçoit a les cheveux blancs, et m'explique doctement que les
jeunes filles qui sont hébergées par les AJD, souvent, se confient à lui par
des lettres. Je ne veux me confier à personne. Surtout pas à lui. Il y prend
un plaisir trop narcissique. J'y retrouve ma mère, qui voudrait tant savoir ce
qu'il y a dans ma tête…mais ne le saura pas, grâce à la carapace que j'ai
mise pour me protéger d'elle et de ses assauts.
Il conclue, voyant le vocabulaire que j'emploie, qui est celui d'une personne
cultivée " on nous envoie vraiment n'importe qui ! ". Sous entendu :
puisque je sais parler, je ne rentre pas dans la bonne case. Celle des enfants
qui ont des problèmes familiaux graves.
Et, oui, moi et ma sœur faisons tâche : nous sommes cultivées, avons reçu
cet héritage, et sommes pourtant bien dans la case des enfants ayant eu des
problèmes familiaux graves.
Même les cadres peuvent maltraiter leurs enfants, dans la réalité, celle que
les AS et les AJD méconnaissent…et pour moi, l'errance
continue. Parce qu'il n'y a pas eu de coups de couteau, ni d'acte de
délinquance se terminant au poste de police. Oui, il aurait fallu que des actes
plus visibles soient commis, pour que la consigne " maintenez l'enfant dans
sa famille tant que possible, car c'est le mieux pour lui " soit enfin
rompue.
Consigne dont j'espère, par ce livre, contribuer à montrer toute la vacuité
dans des cas comme le mien.
Je suis SDF. Comme mon oncle Lucas, catalogué " fou " dans la
famille. Un catalogue qui arrange bien tout le monde, permet de maintenir le
statut quo. Le silence infect sur l'histoire de ma mère et de ses frères et sœurs.
Mais Lyon est une grande ville, et, si, le soir, nous errions dans les mêmes
rues, nous ne nous sommes jamais croisés. Je n'ai jamais pu rencontrer mon
oncle. J'ai tellement pensé à lui, à cette errance que nous partagions,
durant ces années, chacun seul avec notre douleur. Lui aussi n'aimait pas les
foyers : il était SDF parce qu'il fuyait du foyer où la famille l'avait mis.
Plus tard, quand enfin un appartement lui a été payé, il n'a plus fui. Il a
eu au moins cela. Cette base.
Et moi, dans mon errance, je cherche un endroit pour dormir, pour ne pas
avoir à rentrer chez mes parents ce soir : j'essaie un banc sur une place,
l'été. Je ne peux y rester, un mec vient me demander si je suis seule,
prélude à d'autres choses malsaines voire dangereuses. Je ne lui réponds pas,
je pars, ailleurs. Continue de marcher. Me résigne à rentrer.
Une autre fois, je regarde, par-dessus les grilles de mon ancien collège, la
pelouse où je serais en sécurité, derrière le gymnase, si je pouvais y
accéder…mais les grilles sont fermées, et je ne sais les franchir.
Enfin, alors qu'il fait plus froid dehors, j'essaie, finalement, le seul lieu que je
déduis être sûr et tranquille pour moi : la cave, à laquelle jamais mes
parents ne penseront, tant ma mère en a peur, tant mon père se fout d'où je
suis.
Je connais par cœur les caves de l'immeuble, à force de les avoir explorées.
C'est un vrai labyrinthe dont je sais tous les détours.
Et, ce soir, j'ouvre la cave de mes parents. Je trouve un matelas pour lit
d'enfant, qui fut le mien, jadis, et l'installe par terre.
J'essaie de dormir, mais le lieu est humide et angoissant. J'entends des bruits.
Bruits de rongeurs. Je n'ai pas peur des rats, mais ce soir j'ai peur de la
cave. Echec. Me voilà condamnée à remonter à l'étage numéro 2 de
l'immeuble. Je remonte. Il est, comme à chaque fois, entre minuit et une heure
du matin, quand mon errance physique prend fin. Quand je trouve mes parents
assis devant la télé, apaisés, après tout le temps passé depuis la dispute.
Assis devant la télé sans s'être inquiétés plus que ça pour moi, bien
sûr.
Je retourne dans ma chambre et ferme la porte. Mets l'étendage à linge que
j'ai acheté devant, pour la bloquer, que personne ne puisse entrer, être
tranquille autant que cela se peut ici.
Et mon errance mentale continue, elle. Je suis SDF dans la vie.