" Un grand criminel "
(notes du 3 janvier 1996)
Ceci est l'histoire d'un grand criminel en jean. Il se reposait de ses
grandscrimes, confortablement loti dans son duvet de la tête aux pieds.
De là, il pouvait voir, au-delà de ses jambes vêtues de jean, le commissariat
au bord de la Saône. Il faisait nuit quand cela se produisit.
Un changement, un redoutable changement pour le pauvre grand criminel : un
nouveau commissaire venait d'être nommé pour remplacer les précédents. Telle
était la nouvelle lorsqu'elle parvint au grand criminel : il la voyait au
travers de son duvet et des murs du commissariat qui étaient transparents à
ses yeux. Il en frissonna de tout son long, car il sentit également la
réputation du nouveau commissaire : il était venu pour l'arrêter, fini le
laxisme de ses prédécesseurs, et il y arriverait en principe, puisque partout
il y était toujours arrivé.
Bref, le grand criminel avait très peu de chances d'en ressortir vivant.
Le nouveau commissaire entra dans le commissariat : aisément reconnaissable
à sa moustache et son habillement, il était en même temps flic et
psychologue.
C'est en réalité à cet instant là que le grand criminel en jean eut ce grand
frisson, et qu'il essaya de se faire tout petit dans son duvet, de s'enfuir
éventuellement.
Je ne sais s'il y est arrivé. Et j'ajoute à ces notes de l'époque une pensée qui surgit alors : une sympathie pour ce pauvre grand criminel, oui, le souhait qu'il soit arrivé à s'échapper, à vous échapper, Monsieur le flic psychologue.
Je me réveille. Étrange rêve dont le sens m'échappe.
Dont le sens m'est tellement évident, aujourd'hui.
Mon père portait toujours des jeans.
Enfance d'un criminel, enfance de mon père.
Mon père n'a pas toujours été un criminel. Avant, car il y a eu un avant,
il était comme toi qui me lis, ou comme moi qui écris pour que tu me lises. Il
a même été enfant.
Oui, et quel enfant.
Et quelle enfance ?
Je me souviens du jour où, enfant moi aussi, il m'a parlé de son enfance : une époque dont il ne gardait aucun souvenir. Une époque noyée dans le brouillard de l'oubli. Un brouillard qui fait agir en aveugle et en sourd. Aveugle au mal fait, à soi ou à sa fille. Sourd aux questions, sourd aux souffrances infligées, à soi ou à sa fille. Un brouillard qui perd. Un brouillard qui est un terreau à criminel, un engrais de première classe.
Je suis enfant, donc, et mon père m'explique qu'il ne se souvient de presque
rien de son enfance, et que c'est sans doute un peu normal, cet oubli des
premières années, cette amnésie des dix premières années de sa vie, pas une
de moins. Mais il me raconte tout de même ce dont il se souvient : l'origine de
cette cicatrice qu'il a sur le bas ventre. Il s'est brûlé avec une épingle à
nourrice, quelque chose comme cela, et on n'a pas appelé le médecin tout de
suite. Dans la famille PERRIN, le médecin ne venait jamais tout de suite.
Et aussi ce décollement de rétine qu'il a depuis cette époque. Fruit de la
négligence, lui aussi. Ce décollement de rétine qui le fit dispenser de
service militaire.
Et, quand il me dit tout cela, je vois mon père. Dans ma tête, je vois mon
père dans une vision. Vision d'un mur de terre. Un mur de terre car on est en
Isère : mon père est originaire de là-bas, de ce pays où les maisons et les
murs sont en terre, ocre.
Vision d'un mur de terre qui isole mon père. Et ce mur, il en est au pied. Et
ce mur, il est entre nous aujourd'hui. Il y a toujours été : mon père est un
inconnu pour moi.
Mais à l'époque, l'enfant que je suis, l'enfant qui voit ce mur de terre, se
fait une promesse. Mickaëlle PERRIN, enfant, entendant l'amnésie de son père,
se jure, fait serment de ne pas oublier ce que lui ont fait subir les adultes
durant son enfance, afin de pouvoir l'écrire plus tard. Ce faisant, Mickaëlle
PERRIN pense à des broutilles : les mini-humiliations que subit tout enfant
dans cette société, la sieste imposée à l'école par exemple, ces heures de
sieste passées à attendre car pas envie de dormir, et comme le temps est long
pour un enfant…on oublie, adulte, la durée d'une heure pour un enfant, d'une
simple heure de sieste sans sommeil.
Mais moi, Mickaëlle PERRIN, ce n'est pas la durée d'une heure d'enfant que
j'ai oubliée, c'est celle d'une heure, d'une minute, d'un instant passé avec
mon père sur le lit, le grand lit à poils oranges synthétiques, alors qu'il
est nu. Et je prête serment d'écrire le mal que l'on m'a fait alors que j'ai
déjà oublié l'essentiel, moi-même.
Mais aujourd'hui, je tiens ma promesse d'enfant : j'écris, j'écris sur ce mal
qui m'a été fait. Le mal fait par des adultes…par un adulte plus
particulièrement. Par mon père.
Oui, cela fait très longtemps que ce livre était là, latent. Mais il fallait
d'abord que je retrouve son objet, avant de pouvoir l'écrire.
Et, aujourd'hui, j'ai entre les mains un morceau d'avant. D'avant le crime de mon père. Car mon père, lui aussi, a été enfant, même s'il l'a oublié. J'ai aujourd'hui entre les mains des dessins, des dessins d'enfant, faits par mon père.
Premier dessin.
Au crayon à papier, une sorte de théière, très bien dessinée. Dessinée de
manière mécanique. Figée. Aucun mouvement, aucune vie, dans ce dessin, même
si l'ombrage et le contour sont parfaits. Tu étais donc perfectionniste, toi
aussi ?
Deuxième dessin. Inachevé. Une image avec des saints, une auréole. Oh, oui, la religion…il faudra que j'en reparle. Du mal fait par la religion.
Troisième dessin.
Un soleil jaune tout pâle immobile au milieu d'un ciel bleu pâle lui aussi. Un
soleil qui semble froid, qui n'illumine pas le monde de rayons qui réchauffent.
Une maison, dessinée en perspective, perspective impeccable ; un arbre, portant
sur ses branches quelques feuilles, soigneusement dessinées une à une. Oui, tu
étais perfectionniste, méticuleux, toi aussi…et tes dessins sont si
désolés, si froids. Il faudrait un peu de la chaleur d'un vrai soleil dans un
vrai ciel, pour illuminer, réchauffer un peu cette campagne si solitaire que tu
dessines là.
Ma mère me disait que tu étais lent, très lent, toi aussi…et je veux bien
le croire, rien qu'en voyant ce dessin. On ne peut être ainsi méticuleux, et
rapide en même temps. Je connais bien cela…
Quatrième dessin.
Un soleil jaune qui semble moins pâle, par contraste, car le ciel est bleu
marine cette fois. Mais un soleil tout rond, sans rayons, qui ne réchauffe,
n'illumine toujours rien.
A gauche, des cases africaines. Au milieu, un arbre bizarre, dont les branches
retombent, lui donnant de fait une allure de plante mourante. Un chemin longe
les cases, traverse tout le dessin, horizontalement. Un autre chemin le croise
perpendiculairement, aboutissant, en bas du dessin, à un lac. Au bord du lac,
en sortant, un croco, avec un gros œil blanc, de grosses dents, tourné vers…un
homme. Ou un enfant, je ne sais. Minuscule à côté du croco, qui mesure, je le
vérifie, trois fois sa longueur.
Vers le haut du dessin, le chemin aboutit en haut d'une colline. Un lion, petit
et éloigné, le remonte en direction de l'enfant africain.
L'enfant tourne le dos aux cases. Il est à la croisée des chemins. Devant lui,
à droite du dessin, de gigantesques cactus, hauts deux fois comme lui, pleins
d'épines, en plus du crocodile menaçant, en bas à droite…L'enfant regarde
tout cela, immobile. Et comment pourrait-il avancer tous ces dangers le
bloquent, semblent s'opposer à son passage. Et ce lion, au loin, proche du
soleil. Trop loin. Aucune force ne peut secourir l'enfant face à ces épines et
ces crocs, immenses. Un des cactus, vert croco contrairement aux autres qui sont
vert clair, pousse même directement au bord du chemin, c'est lui, que l'enfant
regarde, l'air effrayé et désemparé, immobile. Lui, qui par sa couleur,
rappelle, fait écho, au croco, le renforce. Et barre le chemin à l'enfant.
Voilà un peu l'univers dans lequel a évolué un futur criminel durant son enfance. L'univers tel qu'il l'a dessiné.
Dernier dessin.
Comme un signe. Un accordéon couleur d'arc en ciel, qui se déploie sur toute
la feuille, sur un fond gris, gris, gris.
Un accordéon tracé à la règle, semblant sans mouvement, mais chaud de toutes
les couleurs de l'arc en ciel.
Mais…trop tard papa, tu as choisi la voie de l'oubli et du crime. Tu as
oublié cet arc en ciel.
Moi non, jamais. Jamais je n'ai oublié que le monde avait eu des couleurs, de
belles couleurs. Et qu'il fallait les lui rendre, combattre ce gris qui fit tout
disparaître.
Je ne peux rendre ses couleurs qu'à mon monde, pas au tien. Trop tard. Trop
tard. Tu as commis les actes qui séparent, qui font de toi un criminel, de moi
une victime. Trop tard.
Trop tard…
Le mur de terre est entre nous à jamais. Mur nourri par ton oubli. Mur
construit par tes parents.
J'ai juré d'écrire sur le mal que l'on m'a fait étant enfant, mais il faut
aussi que le monde sache ce que l'on t'as fait avant que tu ne fasses le choix
de l'oubli, puis celui du crime.
Enfant, je lis tout ce que tu lis, je fouille tes affaires. Comme pour percer
le mur de terre. Pour comprendre, ce que tu veux, ce que tu attends de moi, bien
sûr, et aussi, qui tu es, qui est mon père.
Parmi ces affaires, un livre. Intitulé " en vacances ".
Un livre religieux. Tu as été scolarisé chez les maristes. La légende,
racontée par ma mère, dit même que tu
voulais devenir curé.
Voilà les vacances du petit mariste. Etriquées. Sous la surveillance d'un Dieu
omniprésent. Fais au moins une BA par jour, n'aies pas de mauvaises pensées,
Dieu les verrait, fait une prière à telle heure, une autre à telle autre
heure, etc. Attention au péché. Ne cède pas à la Tentation : Dieu te
regardes. Confesse-toi. Oh ! Quel univers oppressant. Des épines partout, et
des crocs de croco.
Des vacances ?
Mais ce ne sont là que broutilles, j'en arrive à l'essentiel. Ce que tu as
oublié. Ce que la légende, toujours racontée par ma mère, relate à ton propos.
C'est un fait, un fait indéniable : tu as un frère jumeau. Un oncle pour moi ?
Non, j'ai toujours eu deux oncles : l'oncle Mickaël et l'oncle Xavier. Lui, je ne
le connais pas. Lui, il est fou de naissance, c'est tout ce que je sais. Il n'a
pas de prénom, ou alors j'ai oublié, ou alors on ne me l'a pas dit. On ne me
l'a jamais présenté, j'en suis sûre en tout cas.
Fou de naissance…
Mon père et lui, mon père et l'oncle sans nom, sont de faux jumeaux.
L'oncle sans nom, fou de naissance, a toujours été interné en hôpital
psychiatrique.
Mon père n'en parle jamais, ne va jamais le voir. C'est comme si l'oncle sans
nom n'existait pas.
Je ne l'ai vu qu'une fois. Chez mes grands-parents. J'étais enfant, j'avais
fait un cercle de jouets au sol.
Cet oncle qui se balance, avance, avance sur mes jouets, sans rien voir, comme
un bulldozer, casse le cercle, casse tout par son passage. Je n'aime pas ce
qu'il a fait à mes jouets, cet oncle fou. Mon oncle a traversé mon cercle de
jouets sans s'arrêter, a tout cassé.
Mais j'ai oublié, oublié le reste. J'ai avalé la version officielle : fou
de naissance. J'ai oublié ce que ma mère me rappelle, cette année 2004, au
téléphone.
J'ai oublié ces propos, ces idées, propres à rendre un enfant, un nourrisson
fou.
Fou de naissance…
L'éducateur de ma sœur pensait que non, mais que cela a pu commencer " très
tôt ".
Fou de naissance…cet enfant qui, selon sa mère, selon ma grand mère, "
crachait des excréments par la bouche durant la tétée " parce qu'il
avait " une torsion de l'intestin, l'intestin retourné ".
Fou de naissance…cet enfant qui, selon sa mère, selon ma grand mère, a été
conçu un mois après mon père, donc prématuré, donc débile. Débile dont la
débilité est apparue au grand jour, s'est révélée, à l'âge de deux ans…débile,
fou de naissance avec deux ans de retard, donc !
Voilà les propos tenus par ma grand mère devant nous, devant moi et ma mère,
à propos de cet oncle, quand j'étais enfant. A propos de mon oncle Hugo, que je suis obligée de
rebaptiser pour ce livre, mais dont je crie le nom retrouvé afin qu'on ne
puisse plus l'oublier, le mettre hors de l'arbre généalogique de la famille
PERRIN.
Et je comprends, et je me souviens : ma mère qui me dit que cela énerve mon
père au plus haut point, le rend furieux, quand elle le traite de "
débile ".
Etre débile, c'est risquer d'être à la place, peu enviable, du prématuré
qui crâche de la merde pendant la tétée.
N'oublie pas, papa, que peu de choses vous séparent : vous êtes jumeaux…la
place de l'un, à tout instant, ne peut-elle pas devenir celle de l'autre ?
Happé par un croco, empalé sur des épines de cactus ? Alors ce frère
n'existe pas.
Peut-être est-ce là une explication possible de ton attitude vis à vis de lui
?
Mais ces épines et ce croco te concernent aussi. C'est toute une ambiance,
indescriptible et lourde, qui caractérise la famille PERRIN quand je suis
enfant.
Une ambiance dont le maître mot me semble être : hypocrisie. Tabou religieux
sur le sexe, mais je me demande comment ont pu faire mes grands parents pour
fabriquer des enfants sans rapports sexuels…Dieu veille, mais le péché est
inévitable, n'est-ce pas ?
Le péché de chair. Peuark. La chair est sale, dans la famille PERRIN. Cela se
sent dans l'air, pas besoin de mots pour le dire, c'est un ressenti, fort,
en-deçà des mots. C'est l'ambiance de la famille, tout simplement.
Voilà dans quel univers a grandi celui qui n'était qu'un enfant, innocent, et
est devenu un adulte, criminel, coupable.
Voilà dans quel univers a grandi mon père.
Voilà l'univers qui l'a conduit au choix du crime, au choix de devenir un père
incestueux.