Coups et âme.
C'est en quatrième, dans la cour du collège…il s'en passe, des choses.
Coups et âme.
C'est à cette époque, que je me réfugie, en désespoir de cause, dans les
toilettes des élèves. Dans le coin tout au fond, tout au fond, des toilettes
des élèves. Coups et âme…
Il y a là une fenêtre, d'où j'observe, toute la récréation durant, le ciel
et ses nuages.
Je guette. Je guette le temps qu'il fera vendredi, parce que vendredi soir,
chaque vendredi soir, s'il fait beau, je vais voir les étoiles, à Saint Genis
Laval, à l'observatoire.
Alors je guette. J'observe. Nimbo-stratus, cumulus, cirro-stratus…tous ces
nuages aux noms latins n'ont pas de secrets pour moi, je prévois : un tel
signifie bientôt du mauvais temps…dommage, pas d'étoiles, alors, vendredi
qui vient.
Je rêve aussi, sur ces nuages : de l'autre côté des nuages, personne ne sait,
mais il existe un autre monde. Un monde tout blanc, parce que les nuages dessus
sont toujours blancs. Un monde caché, un monde que je connais, moi. Un monde
où je me suis évadée.
J'ai un bouquin à la main, je lis, je lis, aussi, durant ces récréations. Ces
récréations si dangereuses, si dures…
Dures comme les coups.
Coups de poing.
Coups et âme.
Coups et âme.
Coups et âme…coups et lame.
Elle est encore là, cette fille, devant moi. Moi qui suis pourtant dans le
recoin le plus reculé du fin fond des toilettes des élèves…mais non, elle
vient me chercher jusque là, à chaque fois.
A chaque fois : à chaque récréation.
Derrière elle, une bande de mecs, hilares.
Hilares de voir comme elle me frappe. Je ne sais plus s'ils frappaient aussi,
parfois.
Ce sont ces coups de poings, ses coups de poing, qui visent mes intestins. Sans
cesse, sans arrêt. Sans répit ni repos. Des coups de pieds aussi, peut-être.
Mais plus rares, je crois.
Et c'est cette douleur, et c'est cette peur, que j'ai oubliées.
Mais je n'ai pas oublié…ces réflexes, acquis au fil du temps.
Ces réflexes, forgés par les coups. Forgés par ses coups.
Je me souviens avoir pensé à m'armer d'un bout de bois pour parer leurs coups,
pour parer ses coups. Mais je savais qu'ils, qu'elle, me l'arracheraient des
mains. Je ne sais pas me battre, je ne sais pas me défendre, je leur suis
inférieure. Si j'envoie un coup de pied je me retrouve le pied tenu en l'air,
avec toute la jambe, par un garçon hilare…connard. Impuissante, encore plus
à sa merci.
Si je prends un bâton, j'en suis sûre, ils, elle, me l'enlèveront, ils, elle,
m'en frapperont.
Et un bâton, je crois, fait plus mal qu'un poing…
Alors, pour parer les coups, j'ai compris, appris, élaboré, tout au long de
ces récréations, ma technique : le coup part, je mets un avant bras devant
moi, qui le dévie, l'encaisse, le pare.
Mais, je me souviens, il y a aussi ces coups plus bas…à l'époque, je ne
mettais pas que l'avant bras. Acculée dans le coin, je m'appuyais sur ce coin
pour mettre aussi…un tibia, une avant jambe, en somme.
Et cela durait : un quart d'heure à chaque fois. Un quart d'heure à chaque
fois, parce qu'une récréation, eh bien oui, cela dure un quart d'heure.
C'étaient ces coups qui pleuvaient, c'étaient ces insultes, ces injures, ces
moqueries qui roulaient. C'était ce signe, indubitable : voilà ce que tu
mérites, voilà ce que tu vaux. Nos coups, l'anéantissement, la destruction.
Le message est clair.
Et moi, de mon côté, voilà ce dont je rêvais, devant ma fenêtre chargée de
nuages
d'or, de nuages blancs, de nuages gris.
Je rêvais, oui…de ne plus avoir de corps, pour ne plus souffrir.
Je voulais être un pur esprit, un éther, être là sans être vue. Etre là
sans être atteinte.
Je voulais mourir, disparaître, mais avais peur de la mort…alors j'avais
trouvé ce compromis : être là sans y être, être un simple éther invisible.
Mais la réalité frappait mon rêve, la réalité faisait mal. Mal par les
mots, mal par les coups.
Ce n'était pas corps et âme, ce n'était plus corps et âme. C'était coups et
âme.
Coups et âme…
Et ma mère qui m'expliquait, après force lecture des écrits de F.Dolto,
que la violence n'était pas une bonne réponse face à la violence, que
c'était " se mettre à leur niveau ", s'abaisser, que de répondre à
leurs coups par des coups.
Que savait-elle, elle, de ma douleur, de ma douleur dans le ventre, de ma
douleur dans la tête, de ma douleur…d'exister ?
Cette vulnérabilité…du fait d'avoir un corps. Un corps peut être frappé.
Un corps peut-être incendié, brûlé vif. Un corps peut être cassé. Un corps
peut être écrasé.
Sans corps…pas de souffrances, pas de mort, la sérénité,
l'invulnérabilité.
Je voudrais être un pur esprit…
Et ma mère qui me dit que la parole est plus forte que les coups…
Oui maman, sans doute, mais sais-tu comme ces coups font mal au bide, comme ces
coups font mal, comme j'ai mal, mal…mal à ma vie ?
Comme je voudrais…mourir, disparaître. Ne suis maintenue là, dans votre
monde, que par la peur, la peur panique que j'ai, de la mort…
Maintenue là, comme un zombie.
Oui, je suis un zombie : une morte vivante. Je suis un zombie…tous les matins
je me lève, je mets un pied devant l'autre, je vais jusqu'au collège, parce
que c'est cela, ma vie, parce que c'est cela, ma non-vie, ma vie sans vie.
Parce que c'est cela, ma mort quotidienne.
Parce qu'il faut bien y aller, au collège…
Et, comme ma mère m'a fait comprendre que ce n'était pas bien de répondre par
des coups, je fais ce qui me reste à faire : j'essaie de convaincre cette fille
d'arrêter de me frapper.
A chaque récréation, elle me frappe, je lui parle, elle me frappe, je lui
parle.
Cela dure…si longtemps, des siècles et des siècles s'écoulent durant ces
mois, d'horreur.
De douleur.
Et puis, un jour, à force, je ne sais pas…elle s'en va en cours de
récréation. Elle s'en va, en quelque sorte, parce que je suis trop nulle pour
que ça soit intéressant de me frapper : je lui ai trop parlé, elle n'en peut
plus…elle part, dégoûtée, me traitant limite de stupide.
Et puis, plus tard, à l'entrée du collège, me prend à part, sans la bande,
sans ses " accompagnateurs ".
Pour me faire des excuses et me dire qu'elle ne recommencera plus jamais…
Ma parole a été plus forte que ses coups, mais à quel prix ?
Je reste un zombie. Je reste le zombie que je suis devenue.
Je reste un zombie, ne tenant à la vie que par le fil, ténu, de la peur de la
mort…
Coups et âme.
Et, aujourd'hui encore, après toutes ces années, c'est coups et âme, c'est
coups et âme pour moi : ces vieux réflexes qui subsistent. Un avant bras dès
le moindre geste brusque. Ne cherchez pas, vous ne savez pas…
Coups et âme.
Cet état d'hypervigilance : on ne me surprend pas, j'ai des yeux. Des yeux
partout, devant, derrière, des oreilles, je guette…le moindre geste, brusque.
Et, moelle épinière aux commandes, je pare.
Je pare le coup.
Coups et âme.
Mais, ces vieux réflexes qui subsistent, c'est surtout cette peur, cette
crispation : que vont-ils, que vont-elles me faire ? Ces nouveaux et nouvelles
collègues, ce nouveau milieu…et je pare le coup, par mes attitudes, avant
même qu'il parte.
L'on me dit agressive, l'on me dit excessive.
Où était l'excès ?
Coups et âme…
Et puis j'ai compris, et puis j'ai appris, ma colère m'a appris, à donner
des coups.
Ce coup de pied, glissé en douce dans un couloir du collège lors d'un
intercours, à un élève qui m'insultait, se moquait de moi une fois de plus.
Surprise. Mickaëlle PERRIN a envoyé son pied dans ton tibia.
Surprise elle-même, Mickaëlle PERRIN s'en va et continue sa route.
Surprise moi-même, je constate que j'ai réussi à donner un coup de pied sans
me retrouver en bascule, une jambe entre les mains de mon agresseur, en
équilibre bancal, à sa merci.
Surprise encore : la parole est peut-être, à terme, plus forte que les coups,
mais le coup de pied dans le tibia m'assure quinze bons jours de tranquillité
d'emblée…je retiens cette leçon : frapper, se défendre, se battre, est
efficace.
Mais ils sont toujours en bande, ces élèves qui m'ont prise comme
souffre-douleur, comme objet de leur sadisme…si seulement, oui, si seulement
je me trouvais face à l'un d'eux, d'égale à égal, je me battrais et je
l'aurais.
Mais jamais, jamais, cela ne se produisit.
Alors il y eut aussi cette époque où je transgressais les interdits : les
élèves n'ont pas le droit d'aller dans les toilettes des enseignant(e)s. J'y
passe désormais, tranquille, protégée par la porte pleine et qui ferme à
clef, au chaud, toutes mes récréations.
De temps en temps, un(e) professeur veut accéder aux toilettes durant une
récréation…elles sont occupées, je me tais, je retiens mon souffle. Mais
ici, je reste, en sécurité, enfin.
Et ne sors qu'à la sonnerie, m'immisçant dans le flux des élèves.
Il m'était interdit d'aller dans ces toilettes, mais était-il interdit de me
passer à tabac, des récréations durant ?
Manifestement, non…puisque c'était moi la folle, le problème, pour Monsieur
le Principal et son équipe, dans ce collège...
Dans le couloir devant les toilettes, en passant, j'aperçois chaque fois
cette belle affiche, je ne sais pas encore trop ce que c'est, mais elle me
plait, comme un signe d'espoir : une flamme, paisible et sûre, d'une bougie.
Une bougie entourée d'un barbelé brisé, une bougie entourée d'un écrit,
aussi : " amnesty international : écrire contre l'oubli ".
Ecrire contre l'oubli…la lumière qui brise les barbelés.
La lumière qui ramène à la vie, la lumière qui retransforme les zombies…en
humain(e)s.
L'écriture qui jette la lumière sur l'obscur, l'écriture qui éclaire,
l'écriture qui dénonce.
L'écriture contre l'oubli, oui, l'écriture, qui me rend ma vie, à moi, aussi.
L'écriture qui me rend, corps et âme.
Et non plus : coups et âme…