Collège.

Cet enfer dont je suis sortie il y a si longtemps…cet enfer d'où je suis issue.
D'où je suis.
Je n'ai pas d'ami(e)s, pas de copains ni de copines. Je suis trop sale. Je suis trop mal sapée, pas à la mode.
Noria, une fille qui était déjà avec moi en CM2, me propose de me protéger, de me défendre contre les autres, si je lui donne mes dix francs d'argent de poche par semaine. Ce que je fais. En vain. Elle encaisse la monnaie mais me laisse me démerder.
J'arrête alors de lui donner ma thune.

Noria et d'autres avec elles me disent aussi : " mais pourquoi tu ne t'habilles pas à la mode ? ". J'aime bien la vieille robe bleue de mon arrière grand-mère, est-ce un crime ?
Robe, certes, un peu démodée.
Et puis je me souviens, alors que je suis en sixième, toujours, de ces filles de troisième, en longues jupes, indépendantes, toutes ensemble. Las, à la fin de l'année, elles partent. Leur aile, un peu protectrice, disparaît avec elles.
Petit à petit, les autres élèves ont repéré. M'ont repérée. Moi, l'enfant triste, l'enfant dans la lune.
L'enfant triste d'avoir perdu son chat noir, son chat porte bonheur.
L'enfant qui ne se lave pas. Pas plus d'une fois par mois, la serviette d'après bain emportant avec elle, non, lecteur, lectrice, je ne t'épargnerai pas les détails, force petits copeaux qui devaient bien être, ma foi, de la crasse à 100 %. D'ailleurs, cette même crasse, à la fin du mois, juste avant le bain, se voyait par plaques à certains endroits…
Oh, bien sûr, ma mère, un peu revenue du coton de la dépression, n'est pas d'accord, me pousse au bain. Mais sur le ton du reproche, un ton tel que plus elle me pousse, plus j'ai envie de ne pas y aller, je ne sais pas pourquoi. Oui, une fois par mois, c'est un bon compromis : à force d'insister, elle finit par obtenir gain de cause, bien forcée.
Et, ouais, c'est en cours d'anglais, un peu plus tard, que j'appris un truc fort sympathique : les romains étaient comme moi. Non. Pires que moi. Ils ne se lavaient qu'une fois ou deux par an, en allant aux " thermes ". Et là ils se faisaient décaper, oui, décaper, la couche de crasse accumulée. Cela ne les empêchait pas de vivre. Ni d'être un grand peuple abondamment étudié en Histoire…
Mais nous ne sommes pas dans la Rome antique. Nous sommes au collège Sans Nom, à Lyon 5e. Ce n'est pas pareil.

Certes, c'est un univers nouveau, et présenté de manière un peu effrayante par mon institutrice, en CM2 : " ils vous mettront de la drogue dans vos verres derrière votre dos, ne vous laissez pas faire, parlez-en ! ".
C'est un univers nouveau, dans lequel on se sent trop au large : c'est si grand, un collège, quand on vient de l'école primaire. Plein de couloirs, de salles, dont on doit changer à chaque heure.
Mais j'apprécie, aussi, de changer de professeurs à chaque heure. C'est comme une sorte de liberté pour moi, je ne sais pas l'expliquer.
J'apprécie aussi d'être chez les " grands ", chez les " ados ", chez ceux qui ne sont plus vraiment des enfants.
Dans la cour, ce ne sont plus les jeux et les jouets, comme l'an dernier, mais des groupes qui discutent, discutent, discutent.
Oui, le collège, c'est un autre monde. Un monde qui montre que l'on commence à devenir " comme les grand(e)s ". Un monde qui montre que bientôt on ne sera plus…infantilisé(e), obligé(e)s d'obéir à des adultes arbitraires. Un monde qui montre que les choses changent, que le temps passe, que l'on grandit.
Mais aussi que l'on vieillit. Et, en allant, en ce premier matin, au collège avec mon lourd, trop lourd cartable sur le dos, je me dis : " déjà COLLEGIENNE…je vieillis, et je vais finir par mourir ".
Et cette idée me donne le vertige. Cette idée que je me fais de la mort. La même qu'à l'âge de six ans, la même qu'à l'époque du " petit chaperon rouge ". Si effrayante, si obsédante. Restée là, par delà les années.

Une plaque de ciment pas encore sec a été posée sur le trottoir. Je sais que si je mets mon pied dessus, la trace restera. Je mets mon pied chaussé de baskets sur le ciment, nous sommes en 1986. Et aujourd'hui, trace de cette question effrayante qui me poussa à laisser mon empreinte, rue commandant charcot, à Lyon 5e, entre le collège Sans Nom et l'église Saint Luc, la trace de basket d'enfant, dans le ciment, là, quelque part, que vous pouvez voir si vous passez là, est bien la mienne.
Manière de dire que tout ce livre, que toute mon histoire, est bien réelle.

Et donc le collège est un autre monde, un monde où il est mal vu d'être un " enfant ", d'encore jouer avec des jouets. Un monde, surtout, où il faut, au lieu de jouer, écouter de la musique et s'habiller à la mode. Etre " cool et branché(e) ".
Des agendas scolaires donnent des trucs pour cela : comment se faire des potes, comment se coiffer, s'habiller, comment…
Mais j'ai perdu mon chat.
Et puis je suis si loin d'eux…
J'essaie de comprendre : la musique. J'achète avec mes dix francs des badges " house music " parce que j'ai remarqué que ceux et celles qui en portent sont appréciés de tout le monde. Je n'ai aucune opinion sur la house music. On me demande, voyant mes badges : " ah, tu aimes la house music ? ". Je réponds oui.
Bien sûr.
Oui, la house music, c'était en quatrième, je crois. Mais je ne suis pas devenue plus populaire pour autant.
En sixième ce sont les pantalons à bas " bouffants " qui sont à la mode. Et cette musique qui est " hyp' " aussi : " baoup tcha tcha tcha ".
Rien d'extraordinaire en soi, cette musique, mais elle est comme le signe d'une entrée dans ce monde du collège.
D'une entrée dont je suis, malgré toute ma bonne volonté, si loin.
Car je ne suis pas " in ", je ne suis pas " cool ". Je suis " out ", moi.

En cinquième, j'ai failli me faire un pote. J'avais inventé un jeu avec des serpents découpés dans du papier et dessinés par mes soins. Un peu comme mon jeu au CE1, mais adapté au nouveau contexte.
Mes serpents en papier plaisaient beaucoup à ce type, à ce gamin. C'était la rentrée. Nous nous retrouvions sous l'arbre de la cour du collège, parce que, bien sûr, ce jeu se jouait dans la terre. Un peu comme mon jeu au CE1…
Et puis, tout d'un coup, ce gamin a changé. Radicalement changé. Il s'est mis à se moquer de moi avec les autres. Il n'a plus jamais joué avec mes serpents en papier. Je n'ai plus jamais découpé de serpents en papier.
Sans doute lui avait-on donné à choisir quelle place il préférait…
Et il fit ce choix : il devint, tout au long de cette année de cinquième, l'élève de ma classe qui me fit le plus de mal. Il devint leur leader. Le leader de ceux qui me voulaient du mal, qui avaient besoin de moi comme souffre douleur pour " se sentir pisser ". Plutôt que d'être mis à l'index parce qu'il me fréquentait.

L'enfant du rêve

Ces années là, peu à peu, à défaut d'ami(e)s réel(le)s, je me suis inventée, d'abord, un confident. Je lui parlais, dans ma tête, tout le long du trajet menant ou partant du collège. Oui, je parlais à l'ami que je n'avais pas. Et l'on pouvait me voir, songeuse, dans un autre monde, marcher sans rien voir d'autre que ma route, entre le collège et la maison.
Puis j'ai aussi imaginé des aventures.
La réalité était trop dure, je l'ai fuie.
Je l'ai fuie la nuit dans mes lectures, je l'ai fuie le jour dans mes pensées.
J'étais là sans y être. J'étais l'enfant du rêve. J'avais un endroit, un endroit bien à moi, où je m'échappais ainsi, par une brêche ouverte dans le tissu de la réalité : je passais à travers cette déchirure, et entrais dans le pays que j'appelais " nulle part ".
Le pays où j'étais tranquille, le pays de mon imaginaire. Le pays décrit par Jules Vernes : l'odyssée de Michel Strogoff, ou bien le tour du monde de Fileas Fog. Ou encore les aventures du club des cinq. Et j'étais l'un d'eux, l'un de ces héros majoritairement solitaires et débrouillards, et j'allais à l'aventure.
Nulle part.
Et c'est ce qui me sauvait : aller à nulle part, passer par cette déchirure et m'échapper du monde réel, tout le temps, tout le temps.
Par dessus tout, je rêvais aussi à Azul, l'île forteresse où vivent libres les chevaux sauvages. L'île forteresse, refuge, havre inaccessible aux humains ennemis, hostiles.
J'aurais bien voulu, moi, vivre à Azul au milieu des chevaux. Parmi les miens, en paix.
Mais au fil des années, au fil du collège, ce monde imaginaire devenait plus réel pour moi.
Plus réel que la réalité. J'y étais tout le temps, tout le temps. J'eus peur, un jour, en troisième, de ne plus pouvoir en revenir. Réellement peur. Peur comme l'on peut avoir peur lorsque l'on se sent devenir fou, folle, pour peu que cela puisse se sentir.
Je ne sais sur quelle pente j'étais. Ce qui me sauvait me menaçait. Oui, je vivais dans mon monde, je
voyais ce monde, ces images, comme la réalité. Nettes comme elle…réelles comme elle, presque. Et c'était de cela dont j'avais peur.
J'étais en train de perdre la réalité, le contact avec la réalité. Mais je sentais cela, et ai décidé de revenir. Et ai réussi à revenir.
Néanmoins, je garde, toujours, un côté rêveur, renfermé, depuis. Il me faut ces moments de solitude où je suis " en-dehors ". En-dehors de votre monde, en-dehors de notre monde. C'est une question de dosage. Disons qu'à l'époque, j'ai peut-être frisé de très près, de trop près, l'overdose.
L'overdose…

Cinquième

A force de lire très tard, et beaucoup, tous les soirs, je sais très bien lire. J'ai toujours d'excellentes notes en dictée.
Et, en cinquième, c'est un professeur de français très sévère d'aspect qui se présente à nous en début d'année : " je veux que vous ayez un stylo à plume avec de l'encre bleue ", etc, etc. Et tout est à l'avenant. Pas intérêt d'arriver avec un stylo bille ou noir, ça se sent !
Mais Monsieur Cerrone est le meilleur prof de français du monde. Parce qu'il n'est pas un simple prof. Il est aussi un pédagogue, il anime sa classe, il lui donne une direction. Il parvient même, ainsi, à m'y trouver une place.
Il trouve une place à chacun(e) : il met en valeur le boute en train de la classe, qui a besoin d'être au centre de tout, il rebondit sur les blagues, rit et nous fait beaucoup rire.
Moi, pour arriver à me réintroduire dans le groupe, il m'appelle tout haut " notre fifi nationale ". Tout le temps, je suis " notre fifi nationale ". C'est du second degré bien pensé : toute la classe se marre, parce qu'ils ont pour habitude que je sois notre fifi nationale, dans le mauvais sens du terme. Celle dont on se moque, à qui on fait des croche patte, parce qu'on a peur de ce qu'elle est, de ce qu'elle représente. De la dégradation qu'elle montre.
Mais quand Monsieur Cerrone dit " notre fifi nationale ", ce n'est pas dans cet esprit. Il détourne la situation, la subvertit. Notre fifi nationale, c'est aussi une manière de faire remarquer que, oui, je suis là et joue un rôle, moi aussi, dans ce groupe, par mon étrangeté, par mon caractère… " national ".
Par ailleurs, avec lui, la conjugaison se fait dans des fleurs. Les rédactions sont des sujets où l'imagination est la plus importante. Il tente même de nous faire travailler à la réalisation d'un journal du collège.
Enfin, il remonte le niveau d'orthographe de toute la classe : des nul(le)s, ce sont des nul(le)s, il faut bien le dire. Mais quand on fait une dictée en donnant sa chance à chacun(e), en mettant tout le monde à égalité, cela marche, et la majorité saisit sa chance. Monsieur Cerrone donne en effet des listes de mots dont l'orthographe est à apprendre avant chaque dictée. Ces mots sont ceux de la dictée…trop facile ?
Pensez au nombre de mots dont chacun(e) a ainsi appris l'orthographe à la fin de cette année scolaire. Oui, trop facile, et trop efficace, surtout !
Moi, ça va, j'apprends rarement mes mots. Il le sait car je fais des fautes dessus. Mais à la fin du cours il me dit : " c'est bizarre tu as déjà un excellent niveau en orthographe, même en n'apprenant pas tes mots ". Oui, bizarre. Mais ne suis-je pas notre fifi nationale ?
Bizarre, cette enfant aux yeux pas bien ouverts, embrumés du sommeil manqué. Et pour cause, j'ai lu, j'ai lu, j'ai lu. Je me suis arrêtée, cette nuit encore, quand le clocher de l'église Saint Luc, que je vois de ma chambre, a commencé à onduler devant mes yeux grand ouverts…mes mots, voilà comment je les apprends, moi, toutes les nuits, pendant que vous dormez : lis, ou crève.
Lis ou crève. Alors je dévore ces histoires qui me maintiennent en vie, ces histoires qui alimentent mon monde imaginaire. Ces histoires qui me font sortir de la réalité si dure. Ces histoires qui sont ma vie.
Je lis, je vis.

Mais le matin arrive, et le réveil sonne. J'emporte un livre avec moi, parfois sous le manteau, contre moi, comme un produit de contrebande, comme un produit précieux à ne pas perdre, à protéger.
Et je pars pour le collège. A huit heures, heure où commencent les cours.
Je n'y peux rien, je ne fais pas exprès. Je voudrais partir à huit heures moins le quart, pour être à l'heure, puisqu'il faut un quart d'heure de marche pour arriver au collège. Mais je n'y arrive jamais. Je ne sais pas comment je fais…
Je cours, pour rattraper mon retard. Je chope le bus, quand il passe devant moi, et je monte en fraude pour un arrêt.
Et puis malgré tout, je suis en retard. Alors je rêve, sur ce chemin si long, que j'ai des ailes, et que je vole en trente secondes jusqu'au collège. Mais ce n'est qu'un rêve…et je suis en retard, une fois de plus, et j'ai la honte, honte de moi, une fois de plus. Honte de ne pas arriver à être à l'heure.

Mais c'est tellement dur, le collège. C'est tellement dur, le jour.
Les insultes, les moqueries, les mises à l'écart. Lors de chaque récréation. Alors je me mets, le plus possible, seule dans un recoin. Pour l'instant, c'est encore l'arbre avec sa terre, à l'ombre duquel je m'assieds, et lis mon livre. Et c'est encore le temps où j'arrive, ainsi, à trouver des coins et des moments de solitude tranquilles, dans ce collège, dans cet enfer.
Mais j'ai perdu mon chat, et je suis trop triste. Et le matin, c'est dur de se lever, après avoir perdu son chat.

Dans ma classe, car ma réputation n'a pas encore dépassée ce cadre là, je fais de plus partie des six " intellos " de la classe.
Oui, dans ce collège, il y a de plus ou moins bonnes classes, allez savoir par quel hasard tou(te)s les bon(ne)s élèves se retrouvent dans les mêmes classes…
Par quel hasard, vraiment.
Et donc ma classe est plutôt une classe de cancre. A six exceptions près. Exceptions dont je fais partie. Comprendre : six élèves fournissent un travail dans cette classe, et c'est cela que les autres leur reprochent. Je ne dis pas un grand travail, d'ailleurs. Pour ma part, c'était plutôt un travail bien modeste, car j'avais décidé que j'avais trop fourni de travail en sixième. J'avais décidé de me relâcher. Que cela ne valait pas la peine.
Mais je ne pouvais jouer dans la même catégorie que nos cancres…je faisais donc partie des six, des " serpents à lunettes ", des intellos, quoi, avec tout ce que ce terme avait d'insultant dans la bouche des autres.
Autres que j'ai croisé, pour certains, bien plus tard, dans une rue : " que fais-tu ? ". Autres qui sont devenus manards. " Moi ? Oh, j'enseigne les mathématiques ". Autres qui ont la honte d'eux, là…et je les laisse bien dans leur honte, même si ce n'est pas mon habitude.
Eh oui, notre fifi nationale qui pue, qui est mal sapée, qui est asociale, est devenue prof de maths. Et vous, qui en faisiez votre souffre douleur, êtes devenus des manards. Pas par goût, c'est clair. Mais pas par manque d'intelligence, il faut le dire aussi. Par manque de travail à l'école, simplement. Prenez-vous le bien dans la gueule. Paf.
Alors bien sûr, des manard(e)s, il en faut. Sans manard(e)s, l'économie ne fonctionnerait plus. Mais un autre partage des tâches ingrates, de meilleures paies, seraient les bienvenus. Pardon, je m'égare…notre fifi nationale a toujours eu un côté utopiste.

A la fin de l'année, tout le monde dans la classe, même les cancres habituellement les plus endurci(e)s, demandent à Monsieur Cerrone d'être notre prof l'an prochain.
Dommage. L'an prochain, Monsieur Cerrone n'est plus dans ce collège.
Tant pis.

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