" Tes chastes oreilles "
(écrit le 23 mars 2005)
C'est alors que je suis au lycée, en seconde ou en première, un soir, alors
que
nous allons à la campagne, en voiture, mon père au volant, moi sur l'autre
siège de devant.
Nous allons à la campagne où une soirée d'observation astronomique amateur
est prévue.
Et, sur le chemin, sur cette route tortueuse des monts du lyonnais, mon père
écoute une cassette de musique.
L'on entend des gémissements. Des sortes de cris. L'on ne sait s'ils sont de
plaisir ou de souffrance. C'est la musique de fond. La musique de fond d'une
chanson de ce connard de Gainsbourg.
" Love on the beat ".
Je n'imprime pas les paroles, juste la musique. Le fond. Cette gène. Ce
malaise. Elle ne me plait pas.
Et pourtant j'ai pris l'habitude, en voiture, de rêver sur la base de ces
musiques que mes parents écoutaient.
Oui, car même en voiture, j'étais ailleurs.
Nulle part. Dans ce monde imaginaire, un peu de science fiction, où je gagnais
les aventures que je vivais. Ce monde où j'étais quelqu'un, un héros juste et
intègre, comme Thorgal ou Langelot, comme Alix ou Alec.
Et, même sur ces musiques qui me gênaient, je rêvais mes aventures, je
m'échappais.
C'est une raison pour laquelle je n'imprimais pas les paroles, littéralement :
je les zappais.
L'autre raison, je pense, était qu'il ne valait mieux pas.
Mieux pas que je comprenne.
Des années plus tard, j'ai trouvé les paroles, les paroles de cette
chanson, de ces chansons, sur l'emballage d'un vieux disque vinyl appartenant à
mon père.
Des paroles de sang. Des paroles meurtrières pour moi.
" D'abord je veux avec ma langue
natale deviner tes pensées
mais toi déjà tu tangues
aux flux et reflux des marées "
Ce flux et ce reflux, me donnent le mal de mer.
Perte de contrôle. Contrôlée par un autre. Sous son pouvoir. Sa domination,
totale. Même sur mes pensées. Contrôlée par un autre qui me fait tanguer
comme il le veut, me téléguide comme une marionnette, m'emporte où je ne veux
pas.
" Je pense à toi en tant que cible
ma belle enfant écartelée
là j'ai touché le point sensible
attends je vais m'y attarder "
Lâche-moi. Dégage. Je ne veux pas être une cible. Je ne veux pas de cette torture.
" Il est temps de passer aux choses
sérieuses ma poupée jolie
tu as envie d'une overdose
de baise voilà je m'introduis "
Je ne veux pas. Je ne veux ni être ta poupée ni être jolie. Bas les
pattes.
Otes tes sales pattes de là. Dégage.
Je n'aime pas l'overdose.
Je veux fuir, fuir. Pas mourir à cause de choses trop fortes, de choses que je
ne contrôle pas.
" Plus tu cries plus profond j'irai
dans tes sables émouvants sables
ou m'enlisant je te dirai
les mots les plus abominables "
Les cris en arrière fond. De plaisir ou de souffrance ? Je ne sais.
Je sens…
Je sens comme cela, la cible, atteinte, mortellement. Atteinte et dominée.
Les cris, de plaisir ou de souffrance…
" Brûlants sont tous tes orifices
des trois que les dieux t'ont donnés
je décide dans le moins lisse
d'achever de m'abandonner "
Chose entre ses mains. Poupée prise en tant que cible. Voilà ce qu'est une
femme pour ce mec dans sa chanson.
Chanson à gerber. Gerber. Même mes tripes. Gerber tout mon corps. En entier.
Tant le dégoût est fort. Dégoût du corps. De ses réactions que l'on ne
contrôle pas, qu'un autre contrôle.
" une décharge de six mille volts
vient de gicler de mon pylône
et nos reins alors se révoltent
d'un coup d'épilepsie synchrone "
Jamais. Jamais subir cela.
JAMAIS.
Plutôt mourir.
Et je regarde ce disque, ce disque qui me met en fureur, réalisant le
contenu des paroles, ce crachat qui salit mon sexe, qui salit le genre féminin,
qui nous salit toutes de ses sales fantasmes, à ce Gainsbarre, qui nous salit
toutes de ses sales fantasmes, radiodiffusés aujourd'hui encore dans le métro,
à la radio…partout, partout.
Cette chanson est un énorme crachat à la gueule de toutes les femmes. Un
énorme crachat à ma gueule, pour commencer.
Ce crachat me révulse, me révolte, fait éclater ma colère, fait éclater ce
disque vinyle. Oui, je veux éclater ce disque vinyle en mille morceaux.
De rage.
Le disque et son emballage finissent dans la poubelle, la grande poubelle de
l'immeuble, après de sérieux coups de griffes.
Plus jamais cette musique affreuse, infâme, ne sortira de ce vinyle-là, tant
je l'ai rayé de mes ongles, jusqu'à la moelle, ne parvenant à briser le
plastique souple et résistant.
Quelques années plus tard, mon père voulut récupérer ses disques, me
demandant même, par l'intermédiaire de ma mère, de les lui apporter. Ben
voyons. Je lui fis dire, par l'intermédiaire de ma mère également : " il y en a un
que tu ne retrouveras jamais. Je l'ai détruit et jeté à la poubelle. C'est
celui de Gainsbourg. Quant aux autres, tu n'as qu'à venir les chercher CHEZ MOI
". J'étais sûre, ainsi, qu'il ne les récupérerait jamais.
Mon père, venir sur mon territoire…il n'oserait plus. Et il sait très bien
que je lui claquerais la porte sur les doigts avec plaisir, en guise de réponse
s'il venait sonner. S'il osait…
Je garde juste les paroles, écrites, de ce disque brisé. Pour ne pas
oublier.
Il ne faut pas oublier.
La musique qui est si bien goupillée qu'elle emporte, qu'elle domine, te
domine, t'embarque.
Gainsbourg était doué pour bien emballer les horreurs.
La musique va-t-en guerre, aussi, entraîne ainsi.
L'éloge du meurtre, de la domination, de la violence, sous entendus…
Le texte sans la musique, écrit noir sur blanc, c'est moi qui le maîtrise, le
contrôle, le dissèque, l'analyse. C'est mon terrain à moi. L'écrit.
Mais Gainsbourg est un grand artiste, paraît-il, et je blasphème en le
critiquant ainsi.
Oui, je blasphème. Avec fierté.
Et, quelques années avant ce bris de disque, je suis donc dans la voiture. Dans la voiture avec mon père qui écoute. Qui écoute ces sales chansons dont je ne peux imprimer les paroles alors, tant elles sont proches de son regard à lui, du regard de mon père sur moi.
Mon père me parle. Il me parle de sa mère. Pour me dire : " ah, si
elle savait que j'écoute ça… " coincée et puritaine comme elle est.
Puis : " cela ne choque pas TES CHASTES OREILLES ? ", me dit-il.
Mes chastes oreilles. Mes CHASTES oreilles. Pas si chastes que ça, vu les
chansons qu'il écoute en ma présence, mais c'est tout ce que cela m'évoque à
ce moment-là.
Mes CHASTES oreilles. Les oreilles d'une enfant dont son père sait très
bien, quand il dit cela, qu'il lui a fait tripoter sa bite depuis au moins l'âge
de six ans. Les oreilles d'une enfant qui croyait que " La Toussaint "
s'écrivait " la tous seins ". Les oreilles d'une enfant lacérée,
salie de caresses obscènes sur
un canapé, d'une enfant à la place de sa mère dans le lit, d'une enfant
allongée ainsi à côté de son père, qui passe autour d'elle son bras dans le
lit, comme le font souvent les hommes avec leur compagne. D'une enfant qui sent
alors combien ce n'est pas sa place, ici, mais c'est pourtant la seule que lui
donne son père…avec ce sentiment d'irréalité, de terreur même plus
ressentie, de terreur incorporée.
Il se moquait de moi, et je ne le savais même plus, tant j'avais oublié.
Voilà ce sur quoi il se permettait, ainsi, d'ironiser, en parlant de mes
CHASTES oreilles. Le fumier…
J'avais oublié, lui pas.
Mais aujourd'hui, je me souviens, j'écris. Et ma plume acérée venge les
crachats en projetant la lumière dessus.
Ma plume acérée est un monumental crachat à la gueule de mon père.
Un crachat que je souhaite corrosif et acide. Corrosif et acide.
Un peu matiné de vitriol, en quelque sorte.
Combien d'années ma plume a-t-elle du écrire que cette histoire, ce passé me
rongeait comme un acide, avant de pouvoir extirper l'acide ?
Je renvoie aujourd'hui cet acide à son géniteur, à son créateur. Je crache
ce poison qui me rongeait, me ronge encore, parfois.
Oui, je lui crache à la gueule.