Chartreuse, années 80
" la ballade audacieuse "


Il y a bien longtemps.
C'était une colonie de vacances des PTT, dans les années 80, quand les PTT existaient encore…
Comme d'habitude, le car était sans doute arrivé devant un petit panneau blanc de signalisation marqué " PTT " au coin d'une rue d'un village traversé, avait tourné. Et nous étions, tout d'un coup, arrivé(e)s à la fin du voyage.

Une ballade audacieuse.
C'était un matin, et nous étions enfant.
Questions de la veille : " mais on va faire combien de kilomètres ? " (j'ai peur que ça ne soit long, fatiguant, je n'aime pas marcher).
" En montagne, on ne compte pas en kilomètres, mais en heures de marche. Ca fera deux heures ".
Cela ne me dit rien, ces deux heures, je n'ai aucune échelle de référence pour comparer.

Le lendemain matin, à l'orée d'un bois, dans un petit cabanon, un local, nous avons pris nos sacs, distribués par le moniteur. Et sommes parti(e)s dans les bois.
Des bois qui montent, montent, montent. Je saurai plus tard, bien plus tard, que cela s'appelle un chemin forestier.
Un chemin forestier raide, très raide.
Deux heures de marche, c'est énorme, et les kilomètres ne comptent plus. Seule cette pente si raide, si dure que je m'essouffle au bout de cinq mètres parcourus. Il faut s'arrêter souvent pour reprendre son souffle. Moi, je ne veux même pas redescendre un mètre pour aller chercher à boire près du moniteur : j'ai eu trop de mal à le gravir, ce mètre !
Personne ne s'assoit, pourtant : notre moniteur nous a averti, s'asseoir est risqué au cours d'une telle montée. C'est le risque d'avoir " les jambes coupées " par la fatigue redoublée au repos. Nous attendrons d'être en haut pour nous asseoir. Ou en tout cas, moi j'attendrai d'être en haut pour m'asseoir…

Et la montée continue, continue, continue, laborieuse, terriblement fatigante, à travers bois.
Et, pourtant, des enfants de 8, 9, 10 ans sont arrivés en haut, comme ça, entraînés par un moniteur de colo audacieux.
Et, pourtant, je suis arrivée en haut, comme ça, entraînée par ce moniteur de colo audacieux.

Et en haut, c'était beau. Mille couleurs sur les herbes, mille couleurs butinées par dix mille insectes. Mille couleurs en dessous du ciel, juste en dessous. En haut, c'était beau, beau comme un alpage.

Et, assis(es), nous contemplons l'alpage. Nous mangeons, je me souviens d'une longue attente, d'un long moment, passé ainsi. Sous le ciel bleu, juste en dessous.

Le soir.
Le soir, nous faisons comme les bergers. Le moniteur nous a expliqué que les bergers, le soir, regardaient les étoiles avant de se coucher, de s'endormir. D'ailleurs, la première étoile, l'étoile du soir, n'est-elle pas aussi nommée " étoile du berger " ?

Le ciel, juste au dessus de nous, est noir. Et sur ce noir, se détachent des points lumineux, de toutes les couleurs, car les étoiles, aussi, ont leurs couleurs. Et ce ciel est beau, piqué de mille étoiles, piqué de millions d'étoiles, traversé par la Voie Lactée, le ciel rassurant des bergers, le ciel que je n'ai jamais oublié.
Le moniteur nous explique comment ne pas perdre le nord en trouvant l'étoile polaire. L'étoile polaire indique le nord. Il faut prendre les deux dernières étoiles de la grande ourse, compter cinq fois la longueur qui les sépare en montant vers le haut, et, là, se trouve la polaire.
Il a beau m'expliquer, je ne la retrouve pas. Comme je le remarquerai bien plus tard, la polaire, en fait, est juste à côté des cinq longueurs.
Et j'ajoute qu'un dragon, un animal fantastique, s'enroule tout autour de la polaire, et serpente entre les grande et petite ourse.
Le ciel, peuplé des rêves des humains, me parle ce soir, parce qu'un moniteur de colo, lui aussi, me parle.
Et, enfant parmi les enfants, j'écoute l'adulte fascinant, me laisse bercer par ses paroles, par ses histoires fabuleuses, et rêve, plus tard, de devenir berger, pour revenir sur ces alpages, et contempler, à nouveau, le ciel plein d'étoiles avant d'aller dormir le soir. Le ciel plein d'étoiles, et de la passion de l'adulte qui nous parle ce soir là.

Et, ce soir là, nous allons dormir. Petits duvets pour enfants sortis des sacs à dos, dans une cabane de berger, en haut d'une montagne, lovée dans un vaste val perché, dans un écrin d'alpages.

La cabane est petite, et noire, et le sol est dur, et j'ai mal à l'épaule gauche, comme à chaque fois que je fais un gros effort, on dirait un rhumatisme, mais ce ne peut être ça, un enfant n'a pas de rhumatismes.
Et je m'endors, sans peur, oubliant mon épaule, en sécurité, dans une cabane où il fait si noir, sur un plancher dur, avec un moniteur audacieux, au milieu des autres enfants.
Et ce soir là, j'ai été un enfant parmi les enfants, un enfant heureux parmi des enfants heureux.

Le lendemain, nous sommes réveillé(e)s par un âne et une ânesse qui font un raffut du tonnerre de Dieu, ne pouvant que s'appeler au-delà des barrières qui les séparent. Il faut partir. 
Mais jamais je n'ai oublié ce moment, unique et heureux, où j'ai été une enfant normale au milieu des autres enfants, où un moniteur audacieux a su me transmettre la beauté du monde, et la beauté d'une passion.

Et, si j'ai oublié le retour, la descente dans la plaine, peu importe : je tiens à remercier ici ce moniteur, qui ne lira pas ce livre, dont je n'ai pas le nom, pour ce moment partagé. Pour ce moment où tout fut beau, où je fus une enfant avec les autres enfants, parmi les autres enfants.
Pour ce moment d'humanité.

Telle fut pour moi la chartreuse dans les années 80.
Un souvenir secret, d'une ballade, audacieuse, jusque sous les étoiles, en haut, tout en haut, de la montagne. D'une ballade lors de laquelle, malgré tout, j'ai été un enfant comme les autres enfants.

Chartreuse, 2004

J'ai encore une fois été à la chasse aux souvenirs. Chartreuse…Vieux souvenir d'enfance. Un refuge. Un asile accueillant.

Je voulais retrouver les lieux, lien avec le souvenir.
Saint Laurent du Pont, camping municipal.
J'arrive en ce début août 2004, au volant de ma vieille voiture. Une carcasse âgée, bientôt, de 300 000 km. Enfin… pas d'après le compteur, qui lui hésite régulièrement entre différentes valeurs variant de 15 000 à 800 000 km…Une vieille carcasse fidèle, qui ne me lâche pas, qui roule loin avec un bruit de moteur diesel tournant bien rond, un bruit rassurant.
J'arrive seule : mes souvenirs ne regardent que moi. Je veux être tranquille pour retourner à leur recherche.

A Saint-Laurent du Pont, il y avait cette colonie de l'AGECOVAC, l'organisme de vacances des PTT. Cette colonie où j'ai été, jadis.
Normalement, si elle existe toujours, je devrais la retrouver grâce aux panneaux. Oui, je me souviens que quand du bus nous voyions un petit panneau blanc, au milieu des autres, avec juste marqué " P.T.T " dessus, c'est que nous étions presque arrivé(e)s. Le bus tournait généralement dans la petite rue ainsi indiquée, et débouchait sur le centre de vacances.
Aujourd'hui, même si les PTT ont été démantelés, je sais que ces panneaux, vestiges d'un autre temps, n'ont pas été enlevés : j'en ai déjà vu, ailleurs.

Dans le village, j'ai cherché mon panneau. Où-est-il ? Oh ! Je finis par le trouver ! Et je le suis, où me mène-t-il ? 
Nulle part. Nulle part ailleurs qu'à la Poste. La poste du village.
C'est vrai, il y avait peu de chances qu'ait subsisté quelque chose : l'AGECOVAC, aussi, a été démantelée avec la privatisation.

Premier jour, première sortie en montagne. Elles sont jolies ces montagnes, de belles vues, de beaux paysages. Splendides. Un passage d'escalade impressionnant, imprévu. Je saurai désormais qu'en Chartreuse, "pas" ne veut pas seulement dire "passage" entre deux lieux séparés par un relief particulier, mais "passage escarpé" !

Je rentre contente, malgré la douche qu'il va falloir prendre.
Je n'aime pas les douches. En particulier quand il y a une baignoire.
Pour moi, les baignoires ont toujours représenté, avant tout, cet outil de torture de la gestapo, plongeant la tête du résistant dans l'eau jusqu'à ce que, étouffant, il avoue.
Comme une évidence. Une baignoire, c'est un instrument de torture, depuis toujours.
Mais même prendre une douche me réjouit : ici, pas de baignoire, pas d'instrument de torture de la gestapo.
C'est une douche comme cela que j'aimerais chez moi, à la place de cette fichue baignoire.

Deuxième jour. Il fait mauvais. Il pleut. Ca ne fait rien, j'irai visiter les musées de ces lieux.
Je tombe sur le musée de la grande Chartreuse. Un musée qui explique la vie des moines chartreux, leur histoire. Un musée de propagande religieuse : je croyais que c'était un musée d'Etat. Mais non, c'est un musée privé : les moines chartreux par eux-même. Trop tard, j'ai payé et je suis rentrée !
Cela est néanmoins intéressant, bien que très partiel. Bien qu'un peu prosélyte.
Je vois ici un échantillon de la folie titanesque dont est capable l'être humain : ils ont tout construit eux-même, pour vivre dans la solitude, rompue seulement par la prière collective. Quelle vie… !
Mais cette vie, faite de rites et ne laissant place ni à la complexité des relations humaines habituelles, ni à la question de la sexualité, me tente parfois. Ce serait, pour moi, la voie simple de l'oubli, en me noyant dans un rituel obsessionnel. Pour autant, je ne voudrais pas la vivre : je ne crois pas en Dieu, et ce n'est pas ma route.

L'humidité m'oblige, ce soir là aussi, à la douche : trop moite. Je ne suis pas présentable. L'air transpire à ma place et me colle à la peau.
Mais dans la douche, tout bascule et c'est le début de la descente.

" Mummy ! Mummy ! Mummy ! Ouinnnnnnn ! "
Ce gosse m'agace à force de hurler. Vraiment il en fait trop. Personne ne peut-il arrêter ces hurlements ?
" Mummy ! Mummy ! Mummy ! Ouinnnnnnn ! "
Mais ça continue de plus belle. Si je pouvais le frapper jusqu'à ce qu'il se taise…

Ah, tiens, voilà la mère qui parle. Elle est donc là ?
" Non, on ne peut pas aller chez mamie maintenant ! Allez, viens sous la douche ! "
" Ouinnnnnnn ! Mamie ! Ouinnnnn ! "
" Allez, arrête ça, c'est du cinéma, tu pleures pour rien. Viens te doucher : je ne vais pas te faire mal, voyons ! "
" Ouinnnnnnn ! Non ! Mamie ! Mamie ! Non ! Ouinnnnn ! "
" Ouinnnnnn !! "
" Tu vois, ça ne fait pas mal. Ah ! Ah ! C'est drôle de prendre une douche ! "
" Ouinnnnnnnn !!! "
" Ah ! Ah ! Ah ! C'est rigolo, regarde, je t'arroses le dos… ". La mère rigole, prend un ton enjoué.
" Ouinnnnnn ! Mamie ! Mamie ! "
" Oui, c'est toujours maman qui a le mauvais rôle dans l'histoire ! "
"Ah ! Ah ! Ah ! C'est drôle de prendre une douche ! "
" Ouinnnnnnn ! "
" Arrête de pleurer : tu pleures vraiment pour rien, tout ça, c'est du cinéma ! "

Mais pauvre connasse, tu ne comprends pas que la douche, loin de mamie, ça lui fait peur à ton gosse ? Ca n'a rien de drôle, pour lui, malgré ce que tu voudrais lui faire croire en niant ses sentiments.

" Ah ! Ah ! Ah ! On est bien sous la douche, hein ? "
" Ouinnnnnnnnnnnn !!!! "

Mais arrête de faire " comme si " ! Comme si " ouin ", c'était " oui ". Ne le laisse pas seul avec sa peur, rassure le, écoute le !

" Tu es un garçon et tu pleures !?! "
" Ouinnnnnnnnnnnnnn !!!! "

Mais je la bafferais, cette femme, cette " mère " ! J'ai envie de hurler : s'il pleure, c'est qu'il a des raisons ! Ce n'est pas du " cinéma " ! Rassurez le !
Un garçon, ça pleure aussi, comme une fille !

" Ah ! Ah ! Ah ! …" " Ouinnnnnnnn !!!!! "

Mais je ne hurle pas. Pas un son ne m'échappe. Je chiale. Cette schizophrénie : son fils en larmes, et elle qui fait comme si ce n'était " rien ".
Du " cinéma ".
J'en chiale, j'en chiale, j'en chiale, c'est trop insupportable.
Echo au passé. Echo à mon passé.

Le lendemain, je m'éveille en pleurant. De bon matin, déjà, comme ça, aller si mal.
Ce n'est pas possible, quelle poisse.
L'après midi, je vais voir un vieux copain à Grenoble. Cela rompt momentanément le mauvais élan, et je reviens de chez lui dans un état normal. A Intermarché, je flâne au rayon livres avant de faire mes courses.
" Mourir à 10 ans ". Qu'est-ce ?
Un livre sur le suicide des enfants. Oh ! Je l'ajoute à mes achats !
Et je passe ma soirée à le lire. Et l'état désastreux revient. Ces histoires qui me ressemblent tellement…ruptures, cassures, pourquoi le suicide comme issue ?
Pourquoi y ai-je toujours pensé, en arrière plan, sans trop vouloir y croire ?
Le lendemain, réveil en pleurs. Pour changer.

La beauté de la montagne parvient toutefois, encore, à m'atteindre. Il reste un endroit qui échappe au voile gris, gris de tristesse, gris de solitude, qui recouvre tout aujourd'hui.
Cet endroit, c'est celui de la ballade audacieuse, peut-être.
Je ne reverrai pas les étoiles, je n'ai pas eu l'audace de faire cette ballade sur deux jours car je suis seule, cette fois. Et je ne voudrais pas gâcher le souvenir par une mauvaise rencontre dans un chalet d'alpage…il m'est trop précieux pour prendre ce risque. Pour prendre le moindre risque.

Non, je ne pense pas que ce soit là. Quoique. C'est possible quand même.
La montée en forêt était raide et durait deux heures. Un chemin forestier. J'étais essoufflée par chaque mètre parcouru. Mais, comme les autres, je suis arrivée en haut. En haut, sur les alpages aux mille fleurs. Les alpages que nous avons longuement observés, et admirés, nous reposant de la montée.
Aujourd'hui aussi, j'arrive en haut, sur les alpages. Et c'est toujours aussi joli. Et cette vue…et le chalet qui est là, au fond du val perché, comme jadis. Oui, c'était peut-être bien là : il y a même encore un âne, comme à l'époque, dans un enclos à côté de la bergerie.
Il est 17H il faut redescendre.
Alors j'abandonne à regret ce trésor.

Dernier jour. Dernière ballade.
Quelle catastrophe. Je devrais rentrer à Besançon illico. Mais qu'est-ce que cela changerait ? Pleurer à Besançon, ou ici ?
Je vais faire cette ballade, malgré ces larmes, malgré cette poisse.
Quelle erreur. Je monte et les larmes montent avec moi. Je monte et les larmes m'arrêtent en cours de route, toujours plus fortes. Cette douleur…cette douleur au crâne qui n'est pas un mal de crâne. Cette douleur aiguë, qui me submerge. Me fend la tête. Et pas d'aspirine pour soigner ça, ce mal.
Seul mon passage dans les alpages interrompt le mal. Ici, je reste, malgré tout, à l'abri.
Mais il faut redescendre…
Scènes du passé. Ruptures. Cassures. Regrets. J'aurais tant voulu garder les gens auxquels je tenais. Avancer me les a fait perdre, à chaque fois. Cette douleur est indicible. Insupportable. Avancer me les a fait perdre parce que pour moi ils avaient l'importance de parents. Pour eux je n'étais que de passage, comme les autres. Ils n'ont pas compris qu'il aurait fallu que quelqu'un m'adopte. Que me lâcher en cours de route, c'était me lâcher dans le vide. Oh ! Cette douleur est insupportable ! Elle me tue.
Je n'ai pas de parents pour me soutenir. Personne n'est fier quand je réussis. Personne ne se soucie de moi de manière paternelle ou maternelle. Pas d'appuis, je suis au-dessus du vide.
Pourquoi le suicide comme issue ?
" Le suicide est-il un acte de lâcheté ou de courage ? ", telle était la question, un peu surfaite, posée au lycée par un prof à ses élèves, aux élèves de ma classe. Réponses bateau, de jeunes qui ne savent pas. Pas de quoi ils parlent, face à une prof qui ne sait pas. Pas de quoi il s'agit ici.

Moi, je peux répondre aujourd'hui.
Le suicide est précisément le lieu où lâcheté et courage n'ont plus court.
Le suicide est une porte. La seule possible face à cette douleur qui submerge tout.
Fuis cette douleur, fuis vers la sortie…il n'y en a qu'une, tu n'as pas le choix. Tu es acculé(e) à cette issue. Voilà ce qu'est le suicide. Une porte de sortie face au mal qui tue. Une porte de sortie sans retour. Une porte de sortie qui tue, à son tour.
Je suis dans un passage à vide. Un " pas ", le " pas du loup ". Entre la roche et le vide, le sentier. Le mur est vertical. Je regarde le vide. Malencontreusement, il suffirait d'un faux pas pour qu'il me happe. Mais cela aussi ferait mal. Fuis. Eloigne ce vide de toi. Là, plus loin, le sentier s'éloigne du vide. Vas-y. Protège-toi.
Je continue ma descente. Je suis folle d'aller sur des falaises dans un état pareil.

Mon oncle alcoolique…oui, car je m'imagine la mort brutale, mais je ne suis pas capable, même si les lames de couteau brillent bizarrement pour moi, d'en passer une sur mes veines, comme ça, et d'attendre. Ce serait trop irrémédiable et trop sûr. L'alcoolisme est une autre forme de suicide. Oui, je me dis qu'il n'y a pas de cachets efficaces contre ce terrible mal de crâne, mais c'est faux.
Mon oncle avait trouvé, lui, un remède. Noyer cette douleur dans l'alcool. Se suicider à petit feu, sans en avoir l'air. Sans y croire.
Ce procédé me conviendrait mieux. Permettrait, peut-être, que des gens se retournent et me secourent, enfin.

Je continue ma descente. Je cherche un antidote. A cette douleur qui m'explose la cervelle. Un antidote moins destructeur.
Les antidépresseurs ? Non. Ce n'est pas de la dépression. C'est une douleur, aiguë, acérée comme ces souvenirs qui remontent du passé. Les antidépresseurs n'y pourraient rien.
Oh ! Cette ronde infernale dans ma tête !
Cette vie gâchée par une malchance au loto de la naissance…un mélange de révolte et de bien d'autres choses. Un mélange d'une douleur extrême.
Quel autre remède face au secret ?

Lecteur, lectrice, tu t'attendras sans doute à une fin heureuse, comme d'habitude, en lisant ce livre que tu viens d'ouvrir. C'est vrai, les témoignages se terminent, le plus souvent, par la paix retrouvée, un pardon, une réconciliation avec soi ou les autres. Mais ici rien n'est garanti. Tu entres dans un livre dont la fin m'est inconnue à ce jour.

La paix retrouvée ?
Non. Je n'ai pas cette chance. Pas encore. Rien n'est fini pour moi.
Je continue ma descente.
La mort court derrière moi, me colle au cul.
Cette douleur…
Quelle autre issue possible que ce qui est derrière moi et veut me rattraper, aujourd'hui, sur ce sentier de montagne ?
" Tu ne veux pas mourir ? Ecris ! ", me soufflent mes pensées, lancinantes, douloureuses.

Oui.
J'écrirai cette douleur.
Je l'enverrai à la face du monde.
Je veux que l'on sache ce qui m'est arrivé, avant de me rejeter, de me juger. Je veux mettre la société face à ses responsabilités, son malaise par rapport aux actes qui salissent, aux actes qui rendent " tabou ". Le tabou, qui contamine, pêle mêle, victime et bourreau, rend intouchable, met hors humanité. Vous, qui étiez sur mon chemin, le chemin d'une gamine malheureuse, qu'avez-vous fait pour moi ?
Vous m'avez enfoncée, vous m'avez condamnée, parce que j'étais marquée par ces actes, parce que cette marque vous effrayait.
Je n'étais qu'une enfant, vous m'avez laissée seule.
Oui, j'écrirai tout cela. Mon livre est une vengeance. Un cri. Traduit en paroles. Un cri pour que le jour revienne.

Je continue ma descente, dans ces montagnes de Chartreuse, et la douleur m'ordonne : " écris ou meures".
J'écris.
Me voilà.

Lames, samedi 22 août 2004.

22h. J'épluche mes patates. Il serait temps de manger, Mickaëlle. Tu oublies encore tes devoirs envers toi. Oui, et je n'ai pas fait la moitié de ce que j'avais prévu aujourd'hui. Trop de pensées. Trop de souvenirs absents me monopolisent l'esprit : je vais dans une pièce, j'y reste cinq minutes dans un état pensif, et j'oublie pourquoi j'y suis venue.
Je suis alors obligée de repartir d'où je venais, pour me souvenir de nouveau…forcément, le ménage et la tapisserie ne seront pas finis ce samedi, comme cela.

Je prends l'opinel et tranche mes patates en rondelles. Mets les patates à cuire.

L'opinel est sur la table, lame dépliée. Un tranchant propre. Sans bavures.
Cela ne te ferait pas mal. Juste un peu de sang. Une blessure matérialisée. Comme cette lame est tentante.

Cette lame brille bizarrement. M'attire. Non !
Replie cet opinel, il est dangereux, ajouterait le mal au mal.
Une partie de moi ne veut pas de cela, composée de tous les gens qui ont voulu mon bien. Fera-t-elle le poids face à l'autre partie, celle qui rend les lames brillantes, celle qui veut ma mort depuis si longtemps ?
Cette lame est si tranchante, un tranchant propre, instantané. Elle regarde mes poignets avec envie. Elle brille trop bizarrement.

Trop. Cela devient … trop. Replie cet opinel avant de faire quelque chose que tu regretterais, même aiguisée comme un rasoir, une lame fait mal. Horriblement mal.
Je replie l'opinel. Cela cesse.
Jusqu'à la prochaine fois. Jusqu'à la prochaine lame.

Lames, histoire.

Quand fut la première lame ? Je ne sais pas. Peut-être avant moi, peut-être une trace de Marguerite. Peut-être, plus proche, une trace de mon arrivée au monde, forcément indésirable quelque part, dans un recoin de l'esprit de mes parents. Peut-être, tout simplement, une trace de mon père, de sa volonté de destruction.
Dans tous les cas, obéir à la lame ne serait qu'exécuter la sentence. La vieille sentence.

Premiers souvenirs.
Les premières lames furent celles des couteaux pointus, sur la table, chez mes parents. J'étais à l'école primaire. Je ne supportais pas qu'un couteau soit pointé vers moi sur la table, je voyais cette pointe et c'était comme si le couteau me voulait du mal.
Oui, déjà, à l'époque, les lames brillaient bizarrement.
Je prenais le couteau et le changeais de direction. Promptement.
Le pire était le grand couteau de boucher dont mon père se servait pour dépecer le poulet du dimanche. Si aiguisé. Si tranchant. Comme une lame de rasoir.
Ou d'opinel…
Mais j'ai grandi, et les lames ont perdu leur autonomie. Il leur faudrait ma main pour exécuter la sentence, cette condamnation.
Elles brillent toujours aussi bizarrement, depuis toutes ces années.
La sentence. " Condamnée à mort ". Apparue alors que j'étais en CE2. Alors que je ne savais pas ce que voulait dire cette phrase. La sentence, toujours actuelle.
" Maman, ça veut dire quoi, condamnée à mort ? Je n'ai jamais entendu ça et c'est dans ma tête.
- Tu l'as forcément entendu quelque part, mon poussin, sinon ce ne serait pas dans ta tête ".
Quelques semaines plus tard, oui, je l'ai entendue. Au catéchisme : le Christ a été condamné à mort pour expier tous les péchés de l'humanité. Sacrifice expiatoire. Mickaëlle PERRIN CE2 sait ce que veut dire " condamné(e) à mort " maintenant, même si sa mère ne lui a pas expliqué, n'a pas répondu à sa question. Mais pourquoi cela a-t-il à voir avec elle ?
Mickaëlle PERRIN CE2 a huit ans. Mickaëlle PERRIN CE2 ne peut pas savoir, ne peut pas comprendre, ce qui est en train de lui arriver.

Vingt ans plus tard.
Quand j'ai emménagé ici, à Besançon, il y avait une scie dans l'appartement. Elle était coincée derrière le radiateur. Une scie égoïne : une scie à bois. Avec une grosse lame toute dentée.
Le jour où elle a commencé à briller, je l'ai mise dans le cagibi, hors de mon appartement.
Elle voulait me trancher la gorge et les veines des poignets. Elle voulait vraiment trop fort. La douleur m'ordonnait de me faire mal. L'ordre serait peut-être devenu impératif si la lame était restée devant moi.
Au long de ces années, de toutes ces années, depuis Mickaëlle PERRIN CE2, les lames ont toujours brillé bizarrement, pour moi.
Contre moi. Contre ma vie.

Notes du 17/12/1995, concernant le 15/12/1995
" Encore une saleté de rêve "


J'étais là, et je devais avancer.
Mais il fallait tout d'abord que quelqu'un prit mes yeux, les enlève de mes orbites à la petite cuillère, et m'ouvrit les veines quelque part - je ne sais où ni comment exactement - dans la bouche.
Il prit mes yeux en me disant qu'il était possible que sans je n'y voie plus, mais que ce ne serait pas anormal, et il ne faisait pas d'ironie !
Il les mit tous les deux dans un morceau de papier, de ceux dont on se sert pour enrober la nourriture fragile, ou tout autre objet délicat. Mais lui n'était pas délicat envers moi : j'y voyais encore, mais j'avais mal, car on m'avait disloquée, car j'étais séparée de mes yeux.
Il prit quelque chose dans ma bouche, et dès lors j'avançais avec un goût de sang à la bouche, les yeux exorbités au sens propre.
Une sensation de veine ouverte dans la bouche, et pourtant j'étais encore en vie ; le sang ne giclait pas à flot, juste ce qu'il fallait pour que je le sente, que ça me fasse mal parce que quelque chose était ouvert et n'aurait pas du l'être, parce que cela me disloquait.
J'avançais avec tout cela, la douleur à la bouche et aux yeux, la peur ou la terreur au même endroit, sur une sorte de quai de métro parisien, aux murs blancs, bien éclairés, avec affiches publicitaires floues mais réelles.
Je me réveille. Avec une pensée, une pensée qui émerge.
EN VERTU DE QUOI EST-CE QU'ON PEUT ME FORCER A FAIRE DES CHOSES PAREILLES ?
Et je ne sais pas, je ne sais plus, quelles sont ces choses.


Plumes, plume.
Une plume pour mon père.

Tranchante, acérée, je l'ai trouvée dans un tiroir.
Je l'avais oubliée, elle était là, elle m'attendait, elle t'attendait. Elle est pour toi papa, je te l'offre, c'est mon plus beau cadeau.
C'est une plume.
Une plume d'acier, noire, que j'ai trempée dans une encre noire. L'encre du deuil et de la mort. L'encre amère de la colère. L'encre qui dénoncera tes actes. L'encre d'un réquisitoire. L'encre qui traduira en paroles un cri qui monte, monte, monte en moi depuis si longtemps. Un cri qui me détruit.

Oui, papa, j'ai retrouvé mes yeux et ces yeux t'accusent.
J'ai aiguisé, affûté, tout au long de ces années, ces années d'errance et de douleur, une plume tranchante. Comme une lame de rasoir. Et elle fera mal. Elle te fera mal. Je ne savais pas qu'elle était pour toi. Je ne savais pas pourquoi j'écrivais. Je suis désolée. Mais fière pour moi de tout ce chemin, que je reparcours aujourd'hui, en cueillant les fruits semés. Des fruits de fiel et d'amertume.
Mes lectures d'enfant seule, si tard dans la nuit, m'ont appris l'écriture. Je maîtrise les mots comme jamais. Je saurai les choisir, soigneusement, pour décrire ce que ma langue n'a pu dire, paralysée par ta force, ton pouvoir sur moi. Non, tu n'as pu achever le mal, tu n'as pas eu mon intelligence. Et ma sensibilité s'est retranchée en un endroit inaccessible, préservée sous des apparences trompeuses de ruine délabrée. Elle t'a échappé, et je suis là, capable aujourd'hui de comprendre. Et d'accuser.
Ces écrits, secrets, dont trois cahiers sont accumulés aujourd'hui sur une étagère de mon bureau, t'accusent. Ces écrits sont des traces. Des traces qui t'ont échappé. Que j'ai écrits malgré moi. Au fil des années, de toutes ces années. Sous l'emprise de la douleur, celle-là même que tu m'as infligée, fait ingérer. Pauvre papa, quelle ironie. Sous l'emprise de la douleur que tu m'as fait ingérer…
J'aurais du disparaître, depuis longtemps. Exécuter la sentence, pour te protéger. Mais la mort me faisait peur. Je n'ai pas osé. Je suis restée. J'ai traversé les années, comme ça, comme tu m'as faite et comme mon rêve me décrit : disloquée. Avec cette douleur d'exister.
Tout est toujours là. Et ces lames, qui sont les tiennes, qui brillent pour moi…
Oui, papa, j'ai sorti ma plume de ce vieux tiroir. Une plume tranchante comme un sabre Japonais. Un beau sabre. Dont la lame brille.
Pour moi. Pour ma vie.
Et contre toi. Contre tes actes laids et sales.

Une plume qui me protégera de tes lames. Une plume puissante, qui s'opposera à ton silence.

Oui, papa, il y a du sang entre nous. Et il faudra bien que tu le craches, ce sang.

Retour sommaire