Le petit chaperon rouge
(écrit le 12 février 2005)
C'était à l'époque, si lointaine.
Si proche encore. Trop proche, parfois.
L'époque à laquelle mes parents me racontaient encore des histoires le soir.
Plus pour longtemps…
Et ce soir-là, c'était le petit chaperon rouge.
Oui, plus pour longtemps, car je me souviens, je lisais des mots sur le livre en
même temps que ma mère me lisait l'histoire.
J'étais donc au CP, forcément. Et nous étions donc fin 1981 ou début 1982,
forcément. Je me souviens, car c'est la première année dont j'ai su que c'en
était une : rentrée de septembre. L'institutrice de CP nous explique qu'il
existe des années, et nous dit que nous sommes " en 1981 ". Première
notion de temps. Jusqu'à maintenant, je n'avais pas compris que les années
passaient. Pour moi, les jours passaient, les semaines, aussi, et les saisons,
j'avais remarqué.
Et donc, ce soir-là, je lis les mots du petit chaperon rouge cependant que ma
mère me raconte l'histoire à haute voix. Histoire mainte et mainte fois
répétée, mais n'est-ce pas le principe ? Partager une histoire, le soir,
comme un rituel, qui renforce un lien entre personnes, entre humains.
" Encore cette histoire ! Raconte-moi encore cette histoire ! ". Peu
importe que cela soit la dixième fois qu'elle est répétée, l'important
est-il l'histoire en elle-même ou l'échange qu'elle permet entre un parent et
son enfant ? Répéter l'histoire n'est jamais que répéter un échange qui a
plu…alors dix fois valent mieux qu'une.
Mais cette fois, le petit chaperon rouge va m'apparaître différemment, je
ne sais pourquoi, tout à coup m'apparaît le mot " vie ", au milieu
du texte. Je ne sais pas bien ce que veut dire ce mot, je crois. Ou alors c'est
autre chose, de plus inquiétant, un sentiment d'étrangeté, qui se met là,
sur ce mot. Je demande à ma mère : " maman, c'est quoi, la VIE ? ",
lui montrant le mot.
Ce mot ressort étrangement, pour moi, ce jour-là. Il m'angoisse, en quelque
sorte.
Ma mère, pour m'expliquer le sens du mot " vie ", m'explique ce que
c'est que la mort : la mort, c'est quand on disparaît, c'est un jour qui
arrivera et où l'on n'existera plus. Et la vie, vois-tu, c'est tant qu'on
existe. Je comprends. J'ai peur. La vie, la mort, cela m'angoisse. J'ai six ans,
j'ai compris. J'ai vu. L'on meurt un jour. Je ne sais plus ce que j'ai vu. La
mort. Une vision de mort. Le néant. Quelle vision ?
Oui, j'ai vu la mort. Et, depuis, j'ai peur de la vie. J'ai peur de la mort.
Mais n'est-ce pas la même chose, dans le fond, peur de la vie et peur de la
mort ?
Peur. Avec un grand P. Peur existentielle. Peur sur l'existence.
Aujourd'hui, en 2005, je comprends, pourquoi. Pourquoi cette question.
Pourquoi cette question à CE moment-là. Sur CETTE histoire-là.
Car plus tard, à l'occasion d'une sordide affaire médiatisée, j'appris qu'un
enfant, normalement, ne comprend pas si jeune ce qu'est la mort. Que même à
dix ans, ce n'est pas sûr qu'il comprenne. Admettons. Mais moi je sais. Je sais
que j'ai compris à six ans, un soir où ma mère me lisait le petit chaperon
rouge. Je sais que j'ai compris plus tôt que les expert(e)s ne croient qu'on
peut comprendre. C'est irréfutable : 1981, vous dis-je. 1981, année de la mort
pour moi.
Le petit chaperon rouge…croyait aller voir sa grand-mère, sa grand-mère
tendre et protectrice. Elle s'approche du lit, de sa grand-mère, confiante.
Et, quand elle est trop près pour pouvoir s'enfuir, repartir, ce n'est plus sa
grand-mère qui est là, en face d'elle : c'est un visage noir, celui du loup,
c'est à dire celui du néant, celui qui veut la détruire. L'anéantir,
l'aspirer, la posséder.
Le loup des contes n'est pas la pauvre bête efflanquée en quête de quelques
brebis que l'on peut rencontrer à nouveau, aujourd'hui, dans nos forêts. Non.
Le loup des contes est le symbole de ce qui est obscur et destructeur en nous.
En l'humain. Symbole de ce qui n'a pas de nom. De l'Innommable. Le loup des
contes est la mort et au-delà de la mort : la peur absolue.
La peur absolue que, de mon côté, j'avais appelé " Cauchemar ",
puis " Diable ", et qu'aujourd'hui j'appelle " néant ".
Oui, ce n'est plus la grand-mère qui est en face du petit chaperon rouge, mais
le loup pervers, le loup destructeur. Une vision de mort. Indescriptible.
Pourquoi le petit chaperon rouge est-il rouge ? Rouge sang, rouge séduction.
Qui séduit qui dans cette histoire ? Quelle tromperie ? Et je me retrouve.
Je retrouve dans cette histoire, mon histoire.
Dans cette peur, ma peur.
Dans cette question posée à ma mère, la trace de la réalité. De la
réalité de 1981, 1982…
Oui, je me retrouve. Rouge sang. Rouge séduction. Rouge qui tue. Rouge dont il
faudrait se débarrasser. Trancher à la lame. Pour l'exorciser. Souvenir.
Souvenir d'un tel retournement…
Ta trahison, papa
C'était il y a longtemps, maintenant. J'étais encore au lycée.
Dans mon rêve, cauchemardesque, cette nuit là, j'étais en train de me noyer
dans une mare.
Dans la réalité, cauchemardesque, mon père venait de se cogner quelque part,
de bon matin. Il a gueulé si fort sa tonne d'insultes qu'il a réussi
l'exploit. L'exploit de me réveiller de mon sommeil de plomb.
J'ai pensé : " pauvre con, faudrait t'assommer, comme ça tu nous
réveillerait plus ", et me suis rendormie.
Le cauchemar a continué. Impératif.
Je suis ressortie de la mare et me suis retrouvée à pédaler sur le tricycle
que j'avais quand j'étais gosse, sur un sentier. Le tricycle de mes trois ans.
Au bout du sentier un rocher.
Sur le rocher, un homme est assis qui a l'air amical et m'appelle gentiment.
J'avance, confiante.
J'avance sur mon tricycle à roues minuscules, mon petit tricycle qui parcoure
un mètre à peine en dix coups de pédales parce que les pédales sont fixées,
ridiculement, au moyeu de la roue avant, comme sur tous les tricycles d'enfant.
Mais quand je suis près, trop près de cet homme et du rocher pour pouvoir
fuir, son visage se retourne et laisse place à une face obscure, sans nom,
noire, noire comme un trou noir, comme le néant, et qui ne me veut que du mal.
Qui va m'anéantir, m'aspirer, me posséder.
Je me réveille. A temps.
Quel est ce visage sur le rocher ?
Oh, papa, ne te cache pas, c'est toi, c'est toi, c'est toi !
Et le rouge du sang, le rouge qui tue, environne les explications, les mots,
mis autour par mon père dans la réalité. Le sang, qui est l'essence même de
la personne, l'essence même de la vie, est répandu.
Ses mots de sang sont des mots qui tuent les mots. Ce sont les mots du néant.
Ce sont les mots de l'oubli. J'ai oublié. Oublié ce qu'il disait. Seuls les
cauchemars en portent la trace. Emplie de sang. Du sang qu'il nie.
Ses mots sont des mots meurtriers. Des mots qui tuent mes mots. Plus…je ne
peux plus parler. Il n'y a pas de mots pour ça. Et je n'ai plus de nom.
" Dis maman, c'est quoi, la VIE ? ". Quelque chose n'était pas
normal, ma question en était l'indice. Incompréhensible. Quelques choses
n'étaient pas normales, ma question en était l'indice. Inaudible.
N'étaient pas normaux ces mots innommables, ces mots rouges, ces mots de sang
qui mirent en moi ces lames tranchantes, cette peur des couteaux. Cette
fascination. Cette attirance. Comme le phare attire l'insecte. Vers la mort. Par
hypnose. Rompre l'hypnose. Retourner la lame contre son créateur. La retourner
en plume. D'acier, tranchante.
N'était pas normale l'atmosphère autour de ma mère à l'époque. Ma question
n'était pas qu'une question sur le loup qui me faisait du mal à moi, sur le
loup qu'était mon père. Ma question était aussi une question sur ce qui lui
arrivait à elle. Sur ces moments d'errance. D'errance mentale. D'errance
porteuse, je le sentais, de ce même néant, de ce même visage noir, de cette
même absence de nom.
Indescriptible.
Elle aussi, avait du rencontrer un loup, dans sa vie. Je le sentais, le
ressentais mais ne savais pas, ne comprenais pas. Il n'y avait pas de mots, pas
de pensées. Pas de pensée. Juste ce sentiment d'étrangeté, cette angoisse.
Impensable. Innommable. Incompréhensible à moi-même.
Dis, maman, c'est quoi, TA vie ? Et donc MA vie…
Et je me souviens, de cette peur que j'avais, lorsque j'étais en CE1. Cette
peur que, par exemple en ressortant des toilettes, les gens, mes parents, etc,
soient en apparence les mêmes, mais que leur âme, leur intérieur, ait
changé. Un peu comme si les toilettes avaient changé d'étage, comme un
ascenseur, et débouché sur un autre monde, semblable au premier en apparence.
Mais en apparence seulement.
Comme un loup peut être semblable à une grand-mère en apparence…mais en
apparence seulement.
Comme mon père a pu être semblable à un père en apparence…mais en
apparence seulement.
Mortel trompe l'œil.
Dans certaines versions du petit chaperon rouge, il existe un bûcheron qui
pourfend le loup avec sa hache, et ressuscite ainsi la petite fille et sa grand
mère. Le loup, ventre lesté de cailloux, termine terrassé, vaincu.
Dans mon histoire à moi, il n'y a pas eu de bûcheron. Le loup est toujours
là.
Et l'on pourrait me dire, me répondre : " mais qu'est-ce que cette
interprétation du petit chaperon rouge ? ".
A mon tour, je réponds : c'est l'histoire telle que je l'ai ressentie à
l'évocation de ce souvenir, simplement.
Et cela constitue, surtout, une trace de plus du passage d'un loup dans ma vie. Pas un gentil
loup-loup à fourrure. Mais un loup plein de dents. Un loup avide de sang.
Un loup dont le crime n'a laissé aucune trace matérielle.
Un loup dont je dessine, pourtant, les empreintes, de ma plume acérée. Pas à
pas.