Collège
La cantine en troisième
(écrit le 30 mars 2005).
Comme d'habitude, nous nous installons pour manger à la cantine. Routine.
J'ai avec moi un livre dans lequel je me réfugie, au grand dam des adultes qui
trouvent cela malpoli, inapproprié : " on ne lit pas à table ".
Non, on ne lit pas à table. Mais on fait d'autres choses, plus graves, que les
adultes ne voient pas. Adultes munis d'œillères, adultes sourd/e/s et
aveugles. Adultes complices, de fait.
Je suis face à Foras, ce gamin de troisième, comme moi. Ce gamin qui est
dans une autre troisième que moi. Ce gamin qui joue les kadors.
Me met un bout de pain dans mon verre, pour commencer. Imbuvable…
Je tiens tête, et reverse le contenu du verre dans le sien.
D'autres prennent le relais, c'est si drôle.
Vident leur assiette dans la mienne, se moquent de moi.
Je prends mon assiette et leur rends leur bien…
Foras, en face de moi, continue son offensive.
Je veux l'eau, le pot change de table.
Je cours après : toutes les tables, complices, se la font passer avant que
j'arrive.
Oui, au fil du temps, au fil des années, je suis devenue " l'amusement
" de tout le collège.
C'est tellement drôle…
Mais je tiens tête. Je tiens tête à ce connard.
Il est dur, très dur, de fixer résolument, longtemps, quelqu'un dans les yeux.
Je le fais. Je me mords l'intérieur des joues pour tenir. Tenir car ça le
gêne. Mon regard sur lui le gêne, le force à faire face à mon caractère
humain, à reconnaître mon humanité. Lui donne mauvaise conscience, est comme
un miroir en face de lui, qui le force à faire face à la laideur de ses
actions.
Il essaie, il essaie de me détourner, d'en finir avec ce regard. Fait des
grimaces pour me faire éclater de rire. Je mords plus fort l'intérieur de mes
joues pour tenir. Résolument, je lui tiens tête. Je retiens cet éclat de rire
machinal que provoquent les grimaces, je retiens mon regard sur lui. Je n'en
démords pas. Je le fixe, impassible, les dents enfoncées dans l'intérieur de
mes joues pour maintenir cette apparence impassible.
Et ce duel, cet affrontement, c'est tous les midi. Tous les midi alors que je
suis en troisième.
Le regard d'une gamine confond son harceleur. Tous les midi alors que je suis en
troisième.
Et, des années plus tard, je me suis souvenue. Et j'ai regardé, en
réunion de service, cette directrice qui avait demandé mon licenciement en
cours de période d'essai pour des motifs calomnieux. Je l'ai regardée en face,
tout l'après midi durant, en silence, sans que personne ne voie ce manège.
Insidieusement. En me mordant l'intérieur des joues pour tenir…
Et, comme au temps jadis, mon regard fut un miroir. Un miroir désagréable.
Au moins cela…
Au moins cela.
Injustice.
Je ne sais plus si c'était avant, ou en même temps.
J'étais obligée, au bout d'un moment, n'en pouvant plus, de fuir. De fuir cet
affrontement inégal. Affrontement entre tout un collège, et moi. Entre tout un
collège, et la gamine indésirable, la " sorcière " qu'il faut
détruire, sur laquelle il faut frapper.
Et je fuyais, donc, je fuyais en courant, hors de la cantine, laissant mon repas
inachevé, laissant cette assiette souillée, dégueu, immangeable.
Et je fuyais, donc, je fuyais en courant, je fuyais en pleurant, je fuyais en
courant, pour cacher mes larmes, pour cacher ces pleurs à mes agresseurs.
Je fuyais jusqu'à un recoin, caché, loin de tous et de toutes, derrière.
Derrière le bâtiment de la cantine.
C'était interdit de sortir ainsi de la cantine, pour aller dehors en plein
repas…
Mais était-ce interdit de me maltraiter de la sorte ?
Et c'est ainsi qu'un jour, le Principal du collège passa par là, et vit la
gamine de troisième en larmes, me vit, adossée au mur, regardant le gazon.
Et voici ce qu'il dit, voici ce qu'il me dit : " Vous êtes folle,
mademoiselle ! ".
Et voici ce que je lui répondis, hors de moi, le regardant en face de mes
yeux encore embués de larmes, d'un ton déterminé et chargé de colère : " Non Monsieur, je ne suis pas folle, je
suis juste énervée ! ".
Ainsi se clôt cet échange dans le souvenir que j'en ai. Je ne me souviens pas
de la suite : peut-être Monsieur le Principal est-il reparti comme il était
venu, surpris qu'une folle lui tienne ainsi la réplique ? Ou peut-être suis-je
partie moi, pour terminer de pleurer, ailleurs, hors de sa vue ?
Je n'ai jamais su ce qui m'avait donné la force de savoir, alors, et
d'affirmer, que je n'étais pas folle comme l'Autorité le disait ainsi. Mais en
troisième, je sais que j'ai retrouvé de la force, une force que je n'avais
plus auparavant.
Oui, en troisième, j'ai retrouvé de la force. En troisième, mon père
n'était plus là tout le temps…en troisième, l'administration m'a rendu le
plus grand service qu'elle pouvait : elle l'a muté à Paris suite à sa
réussite à un concours interne.
Paris, la ville de mon père…la ville dont je vois des images floues dans mon
cauchemar du début de ce livre.
Paris, la ville qui permettait qu'il ne soit là que le week-end.
Paris, la ville dont l'éloignement me sauva, me permit de commencer à
reprendre pied, cette tâche longue et laborieuse qui n'est pas encore finie
aujourd'hui.
Oui, dans mon cas, la mutation pour rapprochement de conjoint/e n'aurait
vraiment pas été un cadeau…et, deux ans plus tard, oui, elle n'a vraiment
pas été un cadeau.
Toujours est-il que j'étais dans un collège dont le Principal traita de
folle la victime des mauvais traitements à table de la part des autres élèves
du collège.
Sûr, quand la folle n'est pas là, il n'y a pas de problème…c'est donc moi,
le problème.
A abattre.
La paix.
Il y eut un jour, cette année là, où je pus terminer paisiblement mon
repas.
Une fumée dans la cantine. Une odeur. Tout le monde sort.
Pas moi. Je me dis : enfin tranquille !
C'est une lacrymo. Ca pue, un peu.
Ca envahit tout. Mais, tiens, la cantine est déserte…
Et je suis seule, en paix, face à mon repas. Repas que je mange, tranquille
oui, au milieu de la cantine enfumée.
Je bénis cette bombe lacrymogène.
Oui, je la bénis.
Fait étrange, je suis pourtant très sensible aux fumées irritantes des
lacrymos. Mais ce jour-là, je ne sentis rien. Peut-être n'était-elle pas bien
forte. Peut-être aussi était-elle moins douloureuse que ce que je subissais
d'habitude…
Toute cette année, je me souviens. Je me souviens de cette boule qui me serrait
la gorge, et de cette autre. Cette autre boule, qui me serrait l'estomac, me
filait la nausée.
Merci Monsieur le Principal…Merci, vraiment, d'avoir si bien rempli votre rôle...