Le ventre de mon père
(écrit le 4 décembre 2004)
(extraits).
Je suis tout contre, avec tendresse, comme si de rien n'était, enfant.
Il est assis, son ventre est nu, et j'appuie ma tête contre, je me blottis
dessus.
Et pourtant, mais comme une idée abstraite, je me dis : " il m'a abusée.
Cet homme est aussi celui qui m'a abusée ".
Et je reste là, sur le ventre nu, dans la tendresse, car cette idée est
lointaine et abstraite.
Et je me réveille. Et je me dis : son ventre nu ? Mais " pourquoi
" était-il nu, ce ventre ?
Ce n'était pas abstrait.
C'était réel.
Hélas réel…
Canapé.
Certains, certaines, pourraient déduire de ce qui précède, que
j'aimais cela, que je le cherchais.
Quelle réaction avoir devant l'enfant qui cherche à se blottir sur le ventre,
nu j'insiste, de son père ? Devant l'enfant qui demande cela ou semble le
demander ?
Je me souviens bien du lit, du grand lit à couvre lit en poils oranges
synthétiques, et, un peu, de ce qui s'y est passé.
Un peu. Pas trop. Le moins possible.
Le brouillard de l'amnésie est une protection.
(...)
Et donc, je me souviens très peu du canapé. Du canapé situé au 12
Boulevard des Provinces, près de Lyon 5e, au deuxième étage, durant les
années 80.
Du canapé de chez mes parents quand j'étais enfant.
Je me souviens, néanmoins.
Je me souviens des caresses, des caresses que je lui demandais, preuve de sa
tendresse, de son affection.
Des caresses que je lui demandais. Sur le dos.
Lui il voulait me caresser ailleurs, je ne sais plus, je n'aimais pas ce qu'il
faisait, mais je ne sais plus quoi exactement et je ne veux pas savoir.
Laissons-là ce brouillard.
Lui il me caressait ailleurs, il me faisait d'autres choses, sur ce canapé. Des
choses que je n'aimais pas. Et moi je demandais des caresses à papa, oui, papa
caresse-moi le dos.
Et, petit à petit, il me caressait plus le dos que le reste. Du moins dans mon
souvenir flou…
Mais le reste est resté. Sous forme d'aversion. D'aversion pour le sexe. Je ne
supporte pas. Caresse-moi le dos. Ne touche pas au reste. Encore aujourd'hui…
Et ce n'est pas mon père, ce n'est plus mon père…c'est un autre, que j'ai
choisi, avec qui je pourrais, avec qui ce serait normal : je suis adulte.
Mais le dégoût reste.
Vingt ans après. Malgré ce brouillard, malgré cette amnésie. Le dégoût
reste. Dégoût du corps. Dégoût de soi. Papa tu me dégoûtes. Mais papa
c'est moi, parce que je suis son enfant, " la chair de sa chair, le sang de
son sang "…alors JE me dégoûte…
Et il faudrait…conjurer le sang. Conjurer ce sang…Et dans les
moments noirs, ces moments que j'espère ne plus revoir, cette idée n'est pas
neutre. Me couper les veines, pour conjurer le sang. Pour détruire le lien. Le
lien avec lui, le lien du sang avec mon père. Je hais ce sang, le sang d'un
criminel, je veux m'en débarrasser. Faire sortir ce sang de moi. Mourir est le
seul moyen, pour en finir avec ce lien. Car sans sang, on ne vit plus.
Mais c'était ce qu'il voulait, en faisant ce qu'il a fait : nier le lien. Nier
que j'étais sa fille. Nier mon nom et ma place dans ma famille, dans
l'humanité.
Alors j'affirme ce lien : oui papa, je suis ta fille. J'affirme ce lien qui te
rend coupable. D'inceste, et non de simple pédophilie.
Je suis ta fille, et tu es mon père, mon père incestueux. Mon père qui a
voulu nier les liens du sang.
Le sang, symbole de l'identité…
Le père, dont on ne peut se débarrasser, sans détruire son identité. Nos
parents nous forgent. Pour le meilleur et pour le pire. Parfois pour le pire.
(...). Et c'est pour cela, que l'on oublie ce mal, qu'on l'avale, que l'on se
laisse empoisonner. Qu'on porte la culpabilité. Parce que le coupable ne peut
être coupable. C'est impensable. Insupportable. Fait tomber le monde dans le
néant : je suis l'enfant d'un criminel et c'est mon existence qui le fait
criminel ...C'est moi l'objet du crime. Celui qui m'a donné la vie
m'empoisonne, m'inocule la mort. Me reprend la vie.
L'inceste est un infanticide différé. Une bombe à retardement. Bien des
années après, le compte à rebours s'enclenche, le compte à rebours qui fait
s'isoler, qui donne honte de téléphoner, honte de répondre au téléphone,
honte même d'écrire des courriels, honte d'y répondre, puis honte d'exister,
honte de soi, honte de soi à tel point qu'il faut disparaître. Mourir. Mourir
par le sang. Mourir pour conjurer ce maudit sang. L'infanticide parfait, celui
qui ne laisse pas de traces : ce n'est qu'un suicide…
Merci papa.
Qui dira encore que c'est parce que l'on aime ça que l'on retourne de soi-même sur les genoux de papa, enfant ?