Atlantique, septembre 2004.
J'arrive tard, ce soir là, après la traversée du massif central.
Une chaleur infernale dans la voiture, depuis midi. J'ai chaud, trop chaud, je
voudrais arriver à l'océan avant la nuit, de l'eau.
Mais c'est trop loin, et le temps de planter la tente, la nuit tombe déjà.
Quand j'arrive sur la plage, à 500 mètres, il fait nuit noire, et brumeuse.
L'océan, lugubre, luit de quelques lueurs au loin, à l'endroit où la brume se
confond, se mêle à lui : phares, bateaux perdus ? Que sais-je…
Il semble redoutable : c'est l'océan des marins morts, des naufragé(e)s, qui
est sous mes yeux ce soir. C'est l'océan de mes cauchemars d'enfant, cette mer
qui monte, monte, monte, mais jamais de marée haute, une montée sans fin, qui
envahit, noie tout. Et rien ne lui échappe, nul endroit où se réfugier contre
la fureur des flots. Si : le réveil…je me réveille.
Et il est là, sous mes yeux, cet océan cauchemardesque, et ce n'est pas ce
soir que je vais tenter de mettre la tête sous l'eau, même si, candidement,
j'ai mis le masque dans le sac que je viens d'emporter sur la plage.
Néanmoins, je vais me rafraîchir : j'en ai besoin. Alors j'entre dans cette
masse hostile, pleine de courants forts prêts à emporter l'imprudent(e) au
large. J'y entre juste un peu, tant elle est lugubre ce soir. Juste
symboliquement, pour me rafraîchir. Et je ressors. Et je m'en retourne. Pour le
reste, on verra ça demain, de jour. C'est plus prudent…demain, il fera jour !
Cet océan, celui des naufrages et de la mort, a longtemps été en moi.
Et, longtemps, il m'a poursuivi dans mes cauchemars. Pour m'anéantir, me noyer,
m'ensevelir sous une terrible masse d'eau dont le but était de tout envahir,
vague par vague, remontant la plage, franchissant les dunes, franchissant les
digues, irrésistiblement.
Le lendemain, matin.
L'océan a figure plus humaine, la brume et la nuit partis. Mais un voile gris,
le même qu'en août, se prépare déjà à recouvrir mon monde. Quel sens
trouver à la vie, à cette vie ?
Je ramasse mes affaires, marche jusqu'à la plage, nonobstant ces brumes qui
se préparent.
A nous deux, vieille mer qui me fait si peur ! J'entre dans l'eau, enfile le
masque.
Il faut y aller graduellement : d'abord, je me baisse au niveau des vagues. Des
gouttes d'eau partout sur mes yeux, elles sont sur le masque, m'effraient, signe
de noyade. Je reprends mon souffle. Au fil des vagues, je me baisse plus, et le
nombre de gouttes augmente. De l'eau rentre finalement dans le masque, je sors
et retourne sur la plage, apeurée, la respiration entravée par l'angoisse et
non par l'eau.
Sur la plage.
De vieux souvenirs reviennent en surface, au fil de l'angoisse qui s'écoule :
peur de l'eau, depuis toujours. Gamine, à l'océan, déjà, ne riant pas quand
mon père me chahute, le suppliant d'arrêter ça, de me ramener au rivage. Pas
confiance en lui. Pas confiance en moi. Il va me lâcher dans les vagues, je
vais me noyer, boire la tasse.
Et cette légende : à trois ans, une gamine inconsciente s'est avancée dans
l'eau d'un lac. Elle avait de l'eau jusqu'au cou, elle ne s'est pas arrêtée.
Elle avait de l'eau jusqu'aux yeux, elle ne s'est pas arrêtée. Elle a
continué d'avancer, comme si de rien n'était. Elle s'est noyée. Enfin presque
: ses parents l'ont sauvée, repêchée, ramenée sur le bord. Cette gamine, la
légende raconte que c'était Mickaëlle PERRIN, que c'était moi. La légende,
c'est ma mère qui la raconte, comme d'habitude, et je ne sais que croire de ses
paroles : c'est tellement absurde. Une gamine de trois ans peut-elle ainsi se
suicider ? Ou avancer dans l'eau en toute inconscience qu'elle est en train
d'étouffer ?
Oui, c'est absurde et invraisemblable.
Pourtant, comme s'il y avait du vrai là-dedans, ces vieilles sensations,
subjectives aujourd'hui, sont là : la respiration entravée, la peur devant
l'eau qui envahit les yeux, stade ultime avant la noyade. Et elles ne cessent
que revenue sur la plage, en terre ferme.
Sur la plage avec les parents.
Oui, tout cela me rappelle le temps où j'étais sur la plage, avec mes parents.
Cette sensation d'oppression que je ne voudrais jamais revivre. M'y revoilà. Et
ce n'en est que le souvenir, atténué pourtant. J'ai pu vivre avec ça, pendant
18 ans. J'ai pu survivre à ça. A cette sensation indescriptible, que procure
le fait d'être nourrie et protégée par des personnes, un père et une mère,
qui pourtant vous retirent le pain de la bouche et exercent sur vous une
violence sans nom.
C'est ce monde sans parole qui revient aujourd'hui : un monde où je suis seule
et sans recours. Vivre ça ou mourir. " Subis ou crève ". Que peut
une gamine de huit, neuf ans, sinon rester sur la plage avec ses parents ? Avec
ce mal de vivre qui grandit avec elle ?
Pour rien au monde, je ne voudrais revivre cela, cette époque plus malheureuse
que l'imaginable, cette époque qui me permet de comprendre de près, de plus
près que la normale, ce que ressentent les femmes afghanes sous leur tchadri :
la dépendance, terrible, totale, vis à vis de ses bourreaux. " Subis ou
crèves ". Ce ne sont pas des mots légers, ce sont des mots qui doivent
peser ici tout leur sens, si lourd. Il faut les prendre au pied de la lettre
pour me comprendre : je subis, ou je meurs abandonnée.
Et je suis à nouveau cette gamine seule au monde, et je me dis que je voudrais
l'aider, la sortir de là, cette gamine. Mais elle n'existe plus, il est trop
tard pour elle, personne n'a su, n'a compris ou voulu comprendre, personne ne
l'a aidée.
Tout paraissait si ordinaire vu de l'extérieur : une gamine sur la plage qui
construit des châteaux de sable à côté de ses parents. Mais une construction
sans goût, la saveur de la vie étant partie depuis longtemps. Seules les
apparences sont, à peu près, sauves.
Et, toujours, ce voile gris, d'une tristesse infinie, qui recouvre le monde. Le
monde entier.
Je voudrais aider cette pauvre gamine qui est en moi. Mais il n'est pas trop
tard, et je l'ai aidée dès que je l'ai pu : je suis partie de chez mes
parents, de chez ces gens, j'ai avancé,
malgré ce vide qui a été mis en moi, en elle. Ce vide de l'existence, ce vide
effrayant que je ressens encore aujourd'hui trop souvent. Toujours trop souvent.
Et aujourd'hui, je suis là, j'affronte une vieille peur, et si tout revient,
j'ai la force, avec l'aide du souvenir des gens qui ont vraiment voulu m'aider
à avancer, de la maîtriser, cette peur. Et de supporter, cahin caha, le face
à face avec le vécu de la fillette que j'ai été.
Je reviens à l'âge adulte, à mes 28 ans, j'efface mes parents de la plage,
après avoir fait le tour de ce mal ancien qui remonte, cogne toujours, et
regarde à nouveau l'océan. Sans eux. Seule avec moi-même mais forte quand
même de tous les gens rencontrés en cours de route.
Et sur la plage, aujourd'hui en septembre 2004, devant moi, voilà ce qui
se passe.
Un homme est couché par terre sur sa serviette de plage. Sur son ventre, un
petit enfant, aux longs cheveux blonds coupés en bol, est allongé lui aussi.
Il se relève, souriant, et, assis sur le ventre de son père, montre son
nombril, pour constater qu'ils en ont tous deux un. Il montre ses pectoraux,
pour constater qu'ils en ont tous deux également. Il continue, constate que,
finalement, ben…lui et son père sont faits pareil. Puis se rallonge sur le
ventre accueillant, et les bras de son père l'entourent alors. Scène heureuse
d'une vie prometteuse. J'apprécie la beauté de cette affection comme un(e)
assoiffé(e) apprécierait, à sa juste valeur, la beauté d'une source d'eau
limpide dans son désert.
Vingt minutes ont passé depuis mon retour sur la plage. Je prends le masque
et retourne vers la mer. Mets le masque en le serrant plus : étanche, je veux
qu'il soit étanche, coûte que coûte. C'est comme des chaussons d'escalade, il
faut serrer, quitte à ce que ça fasse mal, pour que cela soit efficace.
Et je plonge la tête dans l'écume qui déferle. Et ce ne sont plus des gouttes
mais des trombes qui dégoulinent du masque, sous les yeux que j'ai fermés.
Sous les yeux que je vais garder ouverts.
La vague suivante déferle. J'inspire, pince mon nez et regarde. La trombe qui
m'arrive dessus, masse blanche indistincte et rapide sur mes lunettes. Qui
dégouline massivement des verres. Qui n'a même plus fait " plus de peur
que de mal "…
Certaines vagues arrivent sans déferler. Et c'est dans un liquide turquoise,
mêlé d'une multitude de grains de sable, que plonge mon regard. J'ai réussi.
Et je recommence, regardant en face les vagues arriver sur moi, sans peur, avec
un sentiment de puissance retrouvée. Prenant mon souffle pour les franchir.
Jusqu'à ce que l'une d'entre elles vienne à bout du masque. Que j'essuie sur
la plage, avant de, vite, vite, retourner dans les vagues.
La piscine.
C'était à l'école primaire, avec Madame V.
Madame V., c'est la directrice de mon école primaire. C'est une des personnes
qui auraient pu m'aider. Si elle avait voulu. Si elle avait su…
Mais non, c'est une de ces personnes qui m'ont jugée, et condamnée : coupable,
Mickaëlle, tu es coupable de porter la marque. Coupable d'être ce que tu es, ce
que tes parents ont mis en toi, ce désespoir, est pour elle le mauve de la
folie. Oui, pour Madame V., directrice d'école primaire, Mickaëlle PERRIN, 8 ou 9
ans, est " folle ", je vous l'ai peut-être déjà expliqué.
Mais ce n'est pas tout. Mickaëlle PERRIN, 8 ou 9 ans, va à la piscine avec les
autres…et Madame V., pour " apprendre à nager " lui a dit sa mère.
Car Mickaëlle PERRIN ne sait pas nager sans bouée, ce qui peut être normal à son
âge.
Mais arrivé(e)s à la piscine, dans le cadre des cours de sport de l'école
primaire, c'est un autre son de cloche que font entendre Madame V. et les
maîtres nageurs. Il s'agit de " se familiariser avec l'eau ". Pour
cela : mettre la tête sous l'eau, aller chercher des objets situés à 2m sous
l'eau, suivre une perche jusqu'au fond, faire la planche sur le dos…sont
quelques uns des " exercices " de base.
Rien que ça !
Et moi, qui ne sais pas nager sans bouée, je devrais faire tout cela ???
Et aussi : se mettre en boule et sauter dans l'eau, voire plonger.
Mais moi j'ai peur. Peur de mettre mes yeux sous l'eau. Depuis toujours. Depuis
aussi loin que remonte ma mémoire. Même pour me laver la tête, je ne fais pas
comme tout le monde, tant j'ai peur qu'une goutte d'eau vienne noyer mes yeux.
Oui, une seule goutte d'eau. Parfaitement.
Je n'ai peur ni des rats, ni des araignées, ni des chauves-souris. Mais de
l'eau…
Et Madame V. ne comprend pas. Pour elle tout est si évident. Pour les autres
aussi, qui vont de l'avant. Mais moi, je suis sur le bord, depuis 1981. Je reste
sur le bord. Je ne peux pas. Avancer. Je suis paralysée. Par la peur.
J'ai été perdue. J'ai oublié. La gauche et la droite, et le reste. Tout le
reste. Et pour tout récupérer, il me faut le temps, un temps spécial, qui
tienne compte de cette peur qui me paralyse.
Mais non, je devrais être " comme les autres ".
Tous les exercices obligent à mettre la tête, donc les yeux, sous l'eau…je
ne peux pas. Non. Je refuse. Je ne comprends pas comment ça marche, comment les
autres y arrivent.
Effrayée, je les regarde faire la planche sur le dos…les yeux au ras de
l'eau.
Si encore on me proposait de faire tous ces exercices avec des lunettes, ou un
masque…peut-être.
Mais non, en cours de sport, à l'école primaire, c'est, pour tout le monde :
sans bouée, sans lunettes. Sans filet.
Malheur aux canards boiteux.
Punition.
Cela se termine mal. Un jour, Madame V. s'énerve un bon coup, et décide de
mettre " au coin " tous ceux et toutes celles qui " refusent de
participer aux exercices ".
Nous somme six. Je n'avais pas compris. Pas compris que je n'étais pas la
seule. Six, seul(e)s pourtant avec notre peur de l'eau, chacun et chacune pour
nos raisons propres.
Six, seul(e)s, " au coin ". Au coin pendant une heure dans la flotte
à 20°. Interdiction de bouger. Elle est froide, la flotte. Interdiction de
bouger. C'est un ordre.
Malheur aux canards boiteux.
Malheur aux enfants qui ne peuvent rien contre l'autorité, sans appel, de
Madame V. Mais pourquoi sommes-nous resté(e)s, docilement, si longtemps,
immobiles, debout, puni(e)s injustement, dans cette eau si froide ?
Parce que nous étions des enfants disciplinés. Parce que nous étions des
enfants. Parce que les enfants obéissent toujours, finalement, aux adultes qui
ont l'autorité entre leurs mains.
Quoique ces adultes fassent de cette autorité…
Deuxième punition.
Pour moi, spécialement pour moi.
Madame V. ne m'aime pas. Pour elle, je suis " folle ", ça, vous le
saviez déjà. Mais pour elle, comme pour les autres adultes de l'école, je
suis également d'une lenteur exaspérante. Incompréhensible. A croire que je le fais
exprès…
Mais non, je ne peux pas. Je ne peux pas aller plus vite. J'ai été ralentie
par des événements…je ne saurais dire. Un choc, des chocs ? C'est oublié,
indicible, et ça me ralentit, me pétrifie. Je marche sur des œufs, ne peux
aller plus vite sous peine de tout casser. J'ai mes rituels, mes obligations,
que je dois respecter, sinon…je ne sais pas.
Alors quand tou(te)s les autres sont dehors, à attendre, moi je suis encore
dedans. Oui, j'avoue mon crime, car c'en est un : je n'ai pas encore fini de
m'habiller.
Et qui c'est qu'on attend ? Toujours la même ! Mickaëlle, dépêche-toi !
Et un jour, Madame V., directrice d'école primaire, en a marre, vraiment marre,
de cette lenteur. Ca fait un quart d'heure qu'on t'attends, Mickaëlle !
Elle me booste, m'habille, me lace…remballe à la va-vite, brutalement, toutes
mes affaires, maugrée après moi, et lance : " ah mais tu es une
vraie tête à claque, décidément ! ".
Moi, je ne dis rien, paralysée par cette vitesse trop grande, et par cette
brutalité.
Madame V., directrice d'école primaire, vient de dire à une élève en train
simplement de se rhabiller qu'elle est une " tête à claque ".
Quand on n'est pas aussi rapide que celles et ceux qui ont la chance d'être
rapides, en plus d'être " folle ", on est une " tête à claques
".
J'ai quand même appris une chose à la piscine, parce qu'un jour une maître
nageuse m'a prise à part, pendant que les autres sautaient comme des
mammifères marins dans l'eau. Elle m'a expliqué comment respirer sous l'eau.
" Regarde, tu fais des bulles ". Ah ? Oui ? Mais ça ne marche que
dans un sens ?
Pas besoin de mettre les yeux sous l'eau pour ça. Et la respiration n'est plus
un problème.
Mais mettre les yeux sous l'eau…par contre…non, décidément non.
Et j'ai appris une deuxième chose, à la piscine. Mais, étrangement, pas
par l'école. Pas grâce à Madame V., pour sûr.
J'ai appris à nager. Sans bouée.
Si si, ça paraît tout con, comme ça, mais il faut s'en rendre compte : sans
bouée, on flotte aussi.
Ma mère, réalisant que la natation à l'école ce n'était pas pour apprendre
à nager, eut la bonne idée de me faire prendre des cours.
" C'est un maître nageur qui apprend progressivement à nager ".
On commence par une ceinture avec le nombre de flotteurs auquel on est
habitué(e). Puis, le maître nageur en enlève un. Si on ne veut pas, il le
laisse. Et petit à petit, comme ça, on arrive à deux flotteurs…puis un seul…on
se demande vraiment à quoi il sert…tu es sûre d'en avoir besoin ? Allez,
hop, on l'enlève !
Bien sûr, nager, ce n'est pas nager " n'importe comment ". Il nous a
appris la brasse, alors qu'avec Madame V., j'aurais pu attendre longtemps avant
de savoir ces mouvements-là…qui vont quand même plus vite que la nage "
petit chien " à laquelle j'étais réduite auparavant, pour me "
familiariser avec l'eau ".
Et jusqu'à aujourd'hui, jusqu'à ce mois de septembre 2004, c'est tout ce que
je savais faire dans l'eau : nager la brasse.
Pas coulée, bien sûr !
Retour en septembre 2004.
Je sors de la mer. J'ai faim. J'imagine, mentalement, la boîte de maïs en
grains qui se trouve dans mon coffre de voiture. Mmmh…non, ce ne sera pas
suffisant, je crois. J'imagine les pâtes qui se trouvent pas loin. Moui, manger
le maïs en attendant que les pâtes soient cuites, voilà mon repas !
Je sors de la mer, et je respire l'air, à pleins poumons. Comme il semble
facile de respirer, maintenant, hors de l'eau. Je quitte la plage, monte en haut
de la dune par le chemin de bois. Le chemin débouche, de l'autre côté, sur
une forêt de pins. D'un vert magnifique, un vert clair, vif, lumineux, un vert
de printemps mais dans une nuance spécifique au jeune pin des Landes. Et cette
masse verte ondule, comme un autre océan, d'un autre type, de l'autre côté de
la dune.
Je n'avais jamais vu cette forêt, ni le ciel, ni le sable, de cette manière.
Aujourd'hui, un voile recouvre le monde autour de moi, un voile qui rend les
choses splendides, me révèle, au rythme de l'air que j'inspire, toute la
beauté du monde qui m'entoure.
Et, descendant la dune par le chemin de bois, j'entends une vieille musique.
Une musique d'Enio Morricone, entraînante. Une musique de western mais peu
importe : une musique qui me faisait voir, enfant, des escargots agiles,
rapides, franchissant la ligne d'horizon en tournant autour et en s'élançant
comme s'il s'agissait d'une simple barre de gymnastique. Une musique qui
accompagne aujourd'hui ma fierté : oui, l'escargot a franchi la ligne
d'horizon. L'escargot n'est plus lent comme une limace. Oui, en cet instant
mémorable j'inspire, et suis fière de moi. Vraiment fière de moi.
L'après midi.
Me revoilà. L'océan s'est éloigné, retiré : marée basse. Mais un banc de
sable est maintenant visible. Sur lui viennent se briser, violemment, les
vagues. Des déferlantes d'un mètre de haut, dont l'écume retombe avec force,
d'un coup, en abordant le banc.
Avant le banc, je n'ai pas assez de fond pour mes projets : l'eau m'arrive à
peine au genou quand elle est au plus haut, disparaît quasiment quand la vague
se retire. Mais après, c'est cette barrière de déferlantes, qui me semblent
encore au-dessus de mon niveau, me font peur.
Toutefois, des gens sont dedans, ont trouvé moyen de jouer avec ces monstres.
Quand je pense qu'en Bretagne, jadis, j'en ai vu de deux mètres de haut…et
qu'en certains endroits du globe, ces vagues sont bien plus grandes encore…brrr.
Oui, ces vagues sont des monstres, de diverses tailles.
Et je vais, peu à peu, affronter les monstres. Les petits, ceux qui font un
mètre de haut.
La technique consiste cette fois à tourner le dos à la vague, s'équilibrer
avec ses bras, et se laisser emporter jusqu'à ce que, déferlant, elle lâche
sa proie.
Je ne reverrai pas ainsi l'eau turquoise devant mes yeux, mais c'est autre chose
que j'apprends.
Je n'ai plus la crainte qui m'obligeait, toujours, à prendre les vagues de
côté, pour minimiser leur force, une main entre elles et mes yeux. Mes yeux
sont protégés et l'eau ne fait que passer devant, autour…jamais dedans.
Mais une vague grossit plus que les autres, de manière imprévisible, et
m'emporte en elle. Je revois l'eau turquoise, mêlée d'eau blanche, tout est
mouvement, liquide en mouvement devant moi, autour de moi. J'ai perdu pied. J'ai
perdu plus grave : j'ai perdu l'air. Mes bras ne pincent pas mon nez pour
empêcher cela, ils ont décidé, instinctivement, de pousser, de me pousser
vers le haut. Et dans la panique j'inspire. Et je refais surface. Et mes poumons
brûlent, et je crache. Le sel fait mal. Et, le temps que cette brûlure passe,
je retourne sur la plage.
Je réfléchis à ce qui vient de se passer, au problème de la respiration sous
l'eau. Mauvais réflexe. Il faut que j'incorpore un autre réflexe. Et l'on ne
peut nager sous l'eau tout en se pinçant le nez. Il faut avoir les mains
libres.
Il se fait tard et je ne ferai rien de plus ce soir : les déferlantes sont de
plus en plus monstrueuses. J'abandonne. Mais quand je tourne le dos à l'océan,
des vagues me font face, impressionnantes, et je les franchis. Elles
m'accompagnent sur la route en direction du centre de formation. Elles
m'accompagneront aussi demain, et c'est une bonne chose. Je me sens puissante,
forte, face à ces vagues.
Que j'aie bu la tasse une fois ne change rien à ce fait. C'est presque oublié.
Au centre de formation.
J'arrive en ces lieux maudits. Ces lieux tristes. Bien plus détestables que
dans mon souvenir affadi. C'est presque un choc. Comme celui sur la plage quand
je suis retournée vingt ans en arrière, avec mes parents. Un lieu de malheur
pour moi.
J'ai demandé une chambre dans le lieu où sera hébergé le jury, pour ne pas
avoir à croiser d'ex-collègues de formation. Il faut cependant que j'aille chercher mes
clefs dans le lieu où eux sont hébergés. Mais mes clefs ne sont pas là. Il
est dix heures du soir. Une heure de route me sépare de mon camping, et je suis
fatiguée. On cherche mes clefs. Introuvables. J'ai du me tromper, il fallait
aller les chercher au centre de formation, me dit-on. Mais non, je confirme que
c'était bien convenu comme cela, pour des raisons d'horaires. La personne du
centre de formation étant injoignable, je vais manger.
23 h. Je reviens. La personne est toujours injoignable. Ah, heureusement, on a
une chambre de libre, ici, pour vous. Je frissonne. Elle prend la clef, m'y
emmène. Je ne dis rien, je suis. Elle croit bien faire, pourquoi tout lui
expliquer ? Elle m'ouvre la chambre. Malaise. Ces meubles qui furent les miens
durant six mois. Tout revient avec. Des larmes coulent pendant qu'elle va
chercher des draps. Je les essuie. Elle fait le lit. Part en me disant "
ouf vous ne dormirez pas sous les ponts ". Je préférerais dormir sous les
ponts, je crois. Mais sous ceux d'ici il y a un lit de boue, du limon, remué
par la marée dont les effets se font sentir jusqu'ici, à une heure de
l'océan.
Je redescends, résignée, chercher mes affaires pour la nuit, espérant ne
croiser personne dans les couloirs. Mais en sortant de la voiture avec mes
affaires, c'est nez à nez avec 50 ex-collègues de formation que je me retrouve. Quelques un(e)s me
disent bonjour. Une extrême minorité. C'en est trop. Retrouver tout ce
mépris. Revoir ces sinistres figures. Je range les affaires que je viens de
sortir. Reprends le volant de ma voiture. M'en vais. Tout mais pas dormir au
milieu d'eux. Je m'installe sur les quais, monte le réveil à 5h30, et me
couche dans mon duvet, sur la banquette arrière.
5H30, pour prendre ma douche là-bas, bien obligée, et y chauffer mon eau pour
mon petit déjeuner. Je laisse la clef dans la chambre et pars, décidée à ne
plus jamais remettre les pieds ici. A cette heure, j'étais sûre de ne croiser
personne, au moins.
10H30. Je rentre dans le centre de formation. J'apprends que les clefs prévues
pour moi ont été
retrouvées ce matin, sur un bureau du centre d'hébergement. C'est bien ce que
je pensais…un bureau auquel la personne d'hier n'a pas pensé.
10H45. Le directeur m'informe que puisque je passe dans les nouveaux bâtiments,
quelqu'un m'y emmènera. Je monte pour rendre mes bouquins de stats : "
oui, je redescends pour 11H ". Il me répond : " un peu avant 11h !
". Il m'écœure. Je suis à l'heure aujourd'hui. Il n'a rien compris, me
mésestime. Piteux personnage.
10H50. Je suis à nouveau en bas. Beaucoup d'ex-collègues sont là, boivent le
café ensemble. De celles et ceux que je n'aime pas. Je me sens de trop, seule
au milieu. Une seule issue : dehors, sortir, de l'air.
C'est là que l'on vient me chercher pour mon oral. Auquel je suis à l'heure,
n'en déplaise au directeur. Auquel je présente bien, auquel j'assure et
réponds aux questions. Je ne m'attarde pas plus que nécessaire en ces lieux.
Retour à l'océan.
Après une heure de route, me revoilà loin de tout cela.
Retour sur la plage : masque, équipement, flotte. Cette fois, je sais comment
je vais faire : " faire des bulles ", m'a-t-on expliqué jadis.
J'expire sous l'eau. Dommage de ne pouvoir inspirer, quand même…
Les vagues sont grosses, puissantes, aujourd'hui. Bien déferlantes. Et je
découvre un nouveau truc : il est bien moins périlleux de passer par
en-dessous.
J'invente une nouvelle sorte de nage coulée, qui est un sur place : j'inspire,
la vague arrive, j'expire, assise au fond de l'eau. La vague est passée. Tiens
voilà la suivante. J'inspire, hop. J'expire sentant le rouleau me frôler la
tête. J'inspire…
Puis les vagues déferlent moins, certaines pas du tout. Alors je reste
dessus. Comme ça, sans même me soucier d'avoir pied : de toute manière, je
flotte même sans bouger.
Enfin, j'en profite pour voir la surface de l'eau. Parce que quand une vague
déferle, il n'y a plus de surface. Et d'en dessous, pour la première fois
depuis 28 ans que j'existe, je vois à quoi ressemble la surface de l'océan,
traversée de quelques rayons de soleil. Oh, certes, ce ne sont pas les fonds de
la grande barrière de corail australienne. Mais eux, je me les garde en
réserve…pour bientôt je pense.
Et j'ai noyé, au cours de cet après midi, tous les visages maudits revus ce
matin.
J'en ai la nausée tellement j'ai tourné dans les vagues. Une habitude à
prendre, cela doit disparaître à l'usage cette nausée.
Le soir.
Avant de repartir. Je marche, jusqu'à la plage. La nuit.
La nuit, l'océan sous les étoiles. Immense étendue où l'on peut se noyer,
d'où le danger n'est jamais absent…
Sous les étoiles. Les étoiles qui brillent. Comme jadis.
Un autre ciel, un autre soir, toutes les couleurs, la grande ourse, la polaire.
L'étoile polaire indique le nord. Il faut prendre les deux dernières étoiles
de la grande ourse, compter cinq fois la longueur qui les sépare en montant
vers le haut, et, là, se trouve la polaire.
Enfin…juste à côté.
Et, là, en suivant des yeux, se trouve la petite ourse, entourée du dragon,
l'animal fantastique qui crache le feu. Et, de l'autre côté de la polaire, en
reportant à nouveau les cinq longueurs, ce W : Cassiopée.
Et, plus loin, au-dessus de l'océan, juste au-dessus, cet espèce de H
déformé. C'est la constellation d'Hercule. Hercule qui veille au-dessus de
l'océan toujours là, de l'océan déferlant. Du défi que lancent ces vagues
qui s'écrasent avec fracas. Du défi relevé et gagné.
Oui, ce soir, au-dessus de l'océan, se détachent des points lumineux, de
toutes les couleurs, de mille couleurs qui scintillent.
Et ce ciel est beau, piqué de mille étoiles, piqué de millions d'étoiles,
traversé par la Voie Lactée. Le ciel rassurant des bergers, le ciel que je
n'ai jamais oublié. Le ciel qui traverse le temps, après toutes ces années.
Le ciel que j'ai toujours retrouvé, réconfortant, au delà du temps.
Le ciel qui a échappé, secret, à la destruction, au néant qui me poursuit
depuis si longtemps.
Le ciel dont mes parents n'ont jamais su d'où il me venait.
Le ciel que je ne tiens pas de ma famille. Un don venu d'ailleurs. Un don qui
m'appartient en propre.
Le lendemain.
Je repars, pour quelques longues heures de route en voiture, vers l'est de la
France. Des vagues plein la tête. La constellation d'Hercule, juste au-dessus,
et toutes les autres, tout autour, veillant l'océan comme des phares qui
disloquent le brouillard.
Il m'a suffit de deux jours pour vaincre 28 ans de peur.
Non, je suis injuste : il m'a suffit de deux jours parce que cette peur, n'est
plus ce qu'elle était il y a vingt ans. N'est plus ce qu'elle était quand j'ai
été paralysée par des " événements " innommables et secrets qui
m'ont fait perdre mon corps, ma confiance dans mon corps.
N'est plus ce qu'elle était quand cette paralysie a été renforcée par ces
adultes qui m'ont jugée au lieu de m'aider : " folle " " tête
à claque ".
Folle parce que porteuse d'une marque impossible à dire. D'un tabou répugnant.
Enfant à abattre parce que si détruite : lente, sale. Image insupportable pour
la directrice d'école pas au clair avec son propre passé peut-être.
Peut-être. Directrice d'école responsable d'avoir tout fait pour enfoncer d'avantage un
enfant déjà manifestement en difficulté. Directrice d'école indigne de son
titre, à mon sens.